L'Écureuil, la Fourmi et le Brochet Maximilien Emmanuel-Charles de Malon (18ème siècle)

Un Écureuil vivait, mais dans l'intimité,
Avec une fourmi d'assez belle apparence.
Amour n'était pour rien, (On s'en serait douté)
Quoi qu'il aime parfois la singularité ;
Pasiphaé prouve ce que j'avance.
La fourmi fut contrainte enfin de s'absenter ;
Un mois devait suffire à son voyage.
« Je viens, dit-elle, avant de vous quitter,
Mon cher voisin, vous demander un gage
D'une amitié qu'on ne peut trop citer :
J'ai mis en magasin, avec un soin extrême,
De quoi parer un an à la disette même,
Et je veux vous le confier.
Je vous offenserais, si j'osais vous prier,
Contre un usurpateur, hélas ! de le défendre ;
Tout est dans un lieu sec placé commodément :
Vous le pourrez veiller facilement ;
De votre asile il n'est rien qu'on ne doive entendre. »
Le cœur gros de soupirs, l'écureuil fait serment ;
De pleurs sa promesse est suivie.
Voilà notre fourmi partie.
Dès que l'aube du jour colorait l'horizon,
Le gardien vigilant, fidèle,
Courait se mettre en sentinelle
Sur un arbre voisin ou bien sur le gazon ;
Il se tourmentait plus qu'il n'était nécessaire ;
Quand tout-à-coup il lui naît dans l'esprit,
Qu'il n'aurait rien de mieux à faire
Que d'aller en terre étrangère,
Où nul conspirateur ne trompât, ne surprit
Son inquiète vigilance,
Tout le temps malheureux que durerait l'absence.
Mais pour passer, avec sa cargaison,
Une rivière navigable,
Il n'était point d'endroit guéable ;
Tiphis et Palinure avaient vu l'Achéron...
Le hasard à ses yeux offre alors sur le sable
Un vieux sabot par le temps respecté,
Dont le dessus seulement emporté
Semblait en faire un bateau convenable.
Il est bientôt à flot, chargé, lesté,
Voguant enfin ; Zéphir caressait l'onde,
Et pour rames, deux brins d'osier, également
Fendaient le liquide élément ;
Bref tout allait le mieux du monde,
Quand un brochet, s'élançant vivement
Loin de sa demeure profonde,
Culbuta le sabot, l'écureuil, le froment.
L'infortune fut sans seconde ;
Pilote, bâtiment, grains, il n'échappa rien.

On a raison : le mieux est l'ennemi du bien.