Le Veau dans un sac ou les Amis à l'épreuve Nicolas François de Neufchâteau (1750 - 1828)

Un jeune adolescent se vantait à son père
Du grand nombre de vrais amis
Qu'il avait eu l'art de se faire ;
Succès dont il croyait permis
A sa jeunesse d'être fière.
De l'erreur de son fils le vieillard fut frappé.
« Tu seras bientôt détrompé,
Lui dit-il ; à ton âge on est sans défiance,
Mon cher fils ! Sur ce point scabreux
Je crois avoir acquis une triste science.
Pour compter fermement sur ces amis nombreux,
En as-tu fait l'expérience ?
Sont-ils bien éprouvés ? — J'en suis sûr. J'ai pour moi
Connu leur constance et leur foi.
J'aurais tort d'en douter. - Si tu voulais m'en croire,
Un moyen plus certain par toi serait tenté.
Volontiers ! Vous verrez si je me suis flatté,
Et si je vous fais une histoire !
Fais par mon cuisinier tuer un jeune veau,
Mets ce veau tout saignant dans une serpillière,
Et charge-toi de ce fardeau ;
Puis, avec un air de mystère,
Sur la brune, tu chercheras
De tes amis le plus sincère,
Pour lui peindre ton embarras,
Et connaître son caractère.
A cet ami particulier
Dis qu'un homme tué dans ce moment t'expose ;
Qu'à ton cher camarade osant te confier,
Tu viens chez lui ce soir pour te réfugier,
Et pour ensevelir la chose. »
Le jouvenceau défère au paternel avis,
Charge la besace sanglante,
Et va, d'une démarche affectée et tremblante,
Chez le meilleur de ses amis.
Bien loin d'en obtenir l'asile qu'il demande,
Il est gratifié d'une aigre réprimande.
« Je ne sais, dit l'ami, si c'est crime, ou malheur ;
Mais la conséquence est trop grande.
Un homicide ! ô ciel ! on peut être à l'amende ;
Je ne suis pas un receleur. »
Le jeune homme, déçu, retourne avec douleur
Près de son père, et lui raconte
L'accueil qu'il a subi. « Tu vois, dit le vieillard,
« Que, sur un tel ami, bien insensé qui compte !
Va chez les autres sans retard,
Et sache si de tous la tendresse est un conte. »
Le fils suit les conseils de ce père sensé,
Court chez tous ses féaux réclamer un asile ;
Mais, hélas ! prière inutile.
De tous ces bons amis il se voit repoussé.
« Chacun d'eux est à son service ;
On le plaint de bon cœur ; mais on n'ose pour
Se brouiller avec la justice ;
Elle est trop sévère aujourd'hui :
Il faudrait être bien novice
D'aller se compromettre et payer pour autrui ! »
Partout on le renvoie, et partout on l'éclaire.
« Vous aviez trop raison, mon père !
Sur quels frêles roseaux je mettais mon appui !
Cette épreuve me désespère.
Écoute, mon cher fils, j'ai déja bien vécu ;
« Dans le cours d'un si long voyage
J'ai cherché l'amitié ; je me suis convaincu
Qu'on trouve à peine son image.
Cependant je crois, à mon âge,
Avoir gagné, sinon un véritable ami,
Un homme que du moins je crois l'être à demi :
Tentons encor sur lui l'épreuve décisive ;
J'y regarderais à deux fois,
Si c'était pour moi seul ; mais, pour mon fils, je crois
Qu'elle sera persuasive.
Va donc trouver un tel (le père dit le nom,
Et du doigt montre la maison) ;
Tu diras que je suis ton père,
Et tu sauras s'il veut, ou non,
T'aider à te sortir d'une méchante affaire.
Si, te croyant dans le malheur, '
Il t'ouvre néanmoins son logis et son cœur,
Alors quelle joie est la nôtre !
Chez lui, le nom d'ami n'est pas un nom trompeur.
Mais, si de tes dangers l'image lui fait peur,
Ce n'est qu'un homme comme un autre. »
Le fils y va soudain, et raconte le cas.
L'autre, à ses paroles premières,
L'interrompt, et lui dit : « Mon cher, parlez plus bas !
« Venez chez moi, venez ! de pareilles matières
<< En public ne se traitent pas. »
Alors, secrètement, dans sa cave profonde
Cet homme le conduit, et s'apprête à creuser
Un grand trou, pour y déposer
Le corps qu'il faut cacher aux yeux de tout le monde.
Le jeune homme, soudain, des dépouilles du veau
Lui dévoile, en riant, le mystère nouveau ;
Lui rend grâce ; se félicite
De cette heureuse réussite ; •
Et le supplie enfin de vouloir, à son tour,
Pour lui d'un second père avoir le tendre amour.
Charmé de cette expérience,
Il retourne au vieillard, il l'embrasse, et lui dit :
Des amis que je crus avoir en abondance
J'ai vu la fausseté ; j'en étais interdit.
Vous aviez sur un seul beaucoup plus de crédit,
Et vous aviez moins de jactance.
Je veux faire empailler mon veau ;
La leçon qu'il me donne est neuve.
J'écrirai ces mots sur sa peau :
Ne prends tes amis qu'à l'épreuve !

Amitié ! ton saint nom tous les jours est cité ;
Mais, sur cent qui l'ont à la bouche,
En est-il plus d'un seul qui de l'adversité
Soutienne la pierre de touche ?

Livre II, fable 15




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