Les deux Statues Pierre Louis Dominique de Gautier de Saint-Paulet (1800 - 1883)

Dans l'atelier d'un statuaire
Gisait, pour un concours ouvrage destiné,
Une statue énorme et quelque peu grossière.
Un curieux la vit et parut étonné
De la façon peu régulière
Dont le marbre était façonné,
La tête lui semblait absente d’harmonie,
Les membres sans rapports entr’eux.
— « Certe, en cet œuvre malheureux
» L’artiste n'a pas fait preuve de grand génie, »
Se dit-il; » le héros dans ce marbre sculpté
» N’aura pas a coup sur lieu d’en être flatté. »
Un autre artiste ailleurs à même image
Dans un bloc de carrare exerçait son ciseau :
Le même curieux vit ce second ouvrage.
— « Vrai chef-d'œuvre » dit-il tout ravi; que c’est beau !
Quel fini dans les traits! quel charme dans l'ensemble !
Rien de forcé ; juste mesure en tout;
L’art ne saurait plus loin aller en fait de gout.
J’admire d’autant plus que plus je le contemple. »
Au Forum, quelques jours plus tard,
Sur un socle de cent coudées
On mit l'un et l'autre en regard
Les deux marbres, les deux idées.
Qu’arriva-t-il ? pour l’œuvre tant prôné
Le peuple à bon droit n’eut que mépris et sarcasme ;
Mais pour l’œuvre rival, pour l’@uvre dédaigné
Ce fut brulant transport, délire, enthousiasme.
L'artiste avec génie avait su calculer
L’effet magique,
L'effet si merveilleux d’ optique
D'un œuvre qu’a distance on devait contempler.
Justes proportions! force, beauté, noblesse,
Tout révélait un demi-Dieu,
Quand l'autre fut sur son socle, ôté de son milieu,
Ne se signalait plus que par sa petitesse.

Delhomme il est ainsi : pour juger sa valeur
Il nous faut le voir sur son socle.
Tel nous parait indigne et d'hommage et d’honneur »
Placé dans son milieu, vu dans son jour meilleur,
C'est un grand homme, un César, un Sophocle ;
Au rebours, tel d’abord dont l’aspect nous séduit
Qui, mis en relief, à instant s’amoindrit.

Alger avril 1854.