L'Amandier et la Chenille Raymond de Belfeuil (19ème siècle)
« La charité, la charité ! »
Criait sur tous les tons une pauvre chenille.
Un amandier lui dit avec bonté :
« Monte avec ta famille,
Sur quelque branche installez-vous ;
Mon domaine suffit pour vous abriter tous.
Ne doit-on pas s'aider l'un l'autre?»
Chenille et chenillots, bénissant l'amandier,
Montèrent à l'instant sans se faire prier.
« Ah! disaient-ils, quel bon coeur est le vôtre !
Et comment vous remercier?
Tenez, j'attends un héritage,
Dit la mère chenille, et je veux, par ma foi !
Si la richesse est, un jour, mon partage,
Que vous en profitiez en même temps que moi.
—Merci, dit l'amandier, mais je vous recommande
De préserver mes fruits .en ménageant la fleur.
C'est un bonheur pour moi d'obliger le malheur!
Je donne pour donner, sans vouloir qu'on me rende. »
Chez le bon amandier, pendant une saison,
Avec ses chenillots vécut dame chenille ;
Rien n'était assez bon pour elle et sa famille ;
Ils mangeaient de tout à foison ;
Bref c'était à présent les rois de la maison.
Victime de sa bienfaisance,
L'arbre s'appauvrissait,
Dépérissait,
A nourrir toute cette engeance.
Un jour, la chenille hérita, •
Et, suivant sa promesse,
A l'amandier elle prêta
De sa richesse.
Celait, je dois le dire, à très-gros intérêt.
Dame chenille
Avait déjà son but secret.
A la longue, avec sa famille,
Elle dévora tout, et la feuille et le fruit.
A l'indigence, un jour, l'amandier fut réduit.
Vinrent les gens de procédure;
La chenille fut sans pitié,
Ainsi que l'est toujours celui qui fait l'usure.
Du pauvre arbre, à la fin, on coupa la moitié;
L'autre moitié paya la procédure.
Le monde est plein de gens
Pareils à la chenille :
Quand ils sont indigents,
Prenez soin d'eux, de leur famille;
Je vous ai dit Comment ils vous remercieront :
S'ils le peuvent, un jour, ils vous ruineront.
