Le Rat bibliothécaire Stanislas de Boufflers (1738 - 1815)

Qu'on dise, si l'on veut, que les rats sont des bêtes ;
Pour moi, mille raisons me les font estimer ;
Mille femmes d'esprit en logent dans leurs têtes,
Et, certes, ce commerce est bien propre à former.

Timides commensaux dont la plupart des hommes
Font rarement assez de cas,
Ils n'en pensent pas moins quoiqu'ils ne parlent pas.
Différents en ce point de tous tant que nous sommes ;
Que dis-je ? ils ont du goût pour les arts libéraux,
Et dans plus d'un grenier se trouvent des musées
A l'usage des rats amateurs de tableaux ;
Ils tiennent aussi des lycées,
Ou plus d'un critique mordant
À plus d'un pauvre auteur donne des coups de dent ;
Plusieurs d'entre eux, vrais petits gnomes,
S'exercent sous la terre au métier des mineurs,
D'autres, dans les donjons, rusés observateurs,
Se donnent des airs d'astronomes.
Ils ont, ainsi que nous, des savants de tous rangs,
Ainsi que nous encore ils ont des ignorants
Bref, en petits formats ce sont nos seconds tomes.
Mais je veux parler dans mes vers
Du premier rat de l'univers :
C'était Grignot, l'honneur de la nation grise ;
Le monde entier voyait Grignot avec surprise ;
Tous les siens étaient fiers d'un aussi docte rat ;
Rat de ville ou des champs, ou de cave, ou d'église,
Pas un seul, Dieu merci, qui ne le vénérât ;
Tous en pèlerinage arrivaient d'une lieue,
Pour baiser le bout de sa queue ;
Rates et rats de tous pays
Envoyaient leurs enfants en foule à son école.
Comme si c'eût été Pic de la Mirandole
En fourrure gris de souris.
De lui toute sa classe est enthousiasmée,
Les autres prosesseurs de lui sont tous jaloux :
On voit que c'est comme chez nous ;
Mais qu'importe à la renommée ?
Son favori craint peu les envieux ;
Et quand ils seraient une armée,
Ne sont-ils pas à terre, et lui parmi les dieux ?

C'est assez discourir, venons à notre affaire :
Ratapolis voulait un bibliothécaire
Pour soigner un dépôt trop longtemps négligé ;
Le rat qu'auparavant on en avait chargé,
Faute de savoir lire, avait eu son congé,
Chose que parmi nous souvent on devrait faire.
Notre docteur, nommé par acclamation.
Entre aussitôt en fonction ;
Aux plus petits détails il donne un soin extrême,
Point d'objet qui par lui ne soit coté, noté,
Et de sa patte étiqueté ;
Car le docteur a pour système,
Qu'un bon chef doit tout voir, tout faire par soi-même.
Il rassemble d'abord les mémoires des rats,
Pour servir à quiconque écrira leurs histoires,
Et puis les manuscrits des chats,
Connue pièces contradictoires ;
Il sauve, non sans peine, an gros tas de journaux,
Gardés dans le dessein d'allumer des fourneaux,
Et des ballots d'écrits que nos savants ignorent,
Et mille poèmes charmants,
Et cent mille jolis romans
Que nous ne lisons point, mais que les rats dévorent ;
Et les bons mois de Psicarpax,
Et la morale de Hapax,
Et surtout le récit de ce fameux voyage,
Que jadis un rat en bas âge,
A l'exemple d'Hannon entreprit le premier,
Lorsqu'il osa franchir l'Apennin, le Caucase,
Et prouver, trottinant du Tibre jusqu'au Phase,
Que les rats ont aussi leur petit Tavernier.
Leur nouvelle Odyssée en parle avec emphase,
Car il faut un porte, et l'on ne peut nier
Que, sans Homère, Ulysse aurait perdu sa peine,
Comme le souriceau sans le bon La Fontaine.
Au milieu de tant de trésors,
Que fit le bibliothécaire ?
Il en lit des extraits, mais sa façon d'extraire
Nourrissait un peu moins son esprit que son corps ;
Et ce grand amas de science
Passa dans l'estomac, non dans l'intelligence.
Or savez-vous, messieurs, ce qu'il en arriva ?
Il en creva.

Petits esprits, ce que je viens de dire.
C'est bien pour vous que je l'ai dit :
Ce n'est pas assez de tout lire ;
Il faut digérer ce qu'on lit.





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