Le Rat de ville et le Rat des champs

Pierre-Louis Ginguené (1748 - 1816)


Un Rat vivait aux champs dans une paix profonde.
Loin de la ville et de ses embarras,
Loin des humains, et surtout loin des chats,
Raton coulait des jours les plus heureux du monde.
Bon ménager du peu de bien
Qu'il devait à son industrie,
Économe sans ladrerie,
Il trouvait encor le moyen
D'offrir son chétif ermitage
A quelque Rat du voisinage,
À quelque voyageur, de la route écarté;
Enfin, malgré sa pauvreté,
Mieux que d'autres ne font dans un gros héritage,
Raton suivait les lois de l'hospitalité.

Or il avait à la ville prochaine
Un vieil ami d'une tout autre humeur,
Rat de bonne maison, non Rat à la douzaine,
Franc citadin, tranchant du grand seigneur,
Ayant établi son domaine
Dans le palais du Gouverneur.
Ce Rat un jour s'ennuya de la ville ;
Il songe à son ami dans les champs retire :
Je l'irai voir, dit-il, et je lui vanterai
Ce palais, ces tapis où je trotte à mon gré ;
Avec moi je l'amènerai :
L'amitié me manquait, plaisir doux et facile !
Quand avec un ami dans ces lieux je vivrai,
Si l'ennui m'y reprend, il sera bien habile.

Vous dire quel jour il partit,
Par quel chemin il se rendit,
Comment il fut reçu dans le champêtre asile,
Et tout ce qui lui fut dit,
Et tout ce qu'il répondit,
Serait, je crois, chose inutile.

D'abord, pour le fêter, voilà mon Campagnard
Qui court, qui va, qui vient, qui se donne la peine
D'apporter à son hôte et de longs grains d'aveine,
Et des pois, verts encor, pour l'hiver mis à part,
Des raisins, je crois même un vieux morceau de lard.
Par une chère, variée
Il cherche à ragoûter sa grandeur ennuyée,
Qui, sans y regarder, et dédaigneusement,
Sur ces mets du village imprimait seulement
La dent ;
Tandis que sur la paille fraîche
Le Rustique étendu, pour apaiser sa faim,
Mêlait beaucoup d'ivraie avec un peu de grain,
Ou rongeait une croûte sèche,
Laissant à son ami le meilleur du festin.

Enfin le Courtisan dit : quelle fantaisie
De fuir ainsi le monde, et de vivre campé
Sur le dos d'un mont escarpé!
M'en croirez-vous ? Quittez cette humble et triste vie.
Pour nos plaisirs, mon cher, le Ciel fit tout exprès
Les hommes, les cités, et non point les forêts.
Suivez-moi : le destin de ce qui vit sur terre,
Du plus grand jusqu'au plus petit,
C'est de mourir bientôt, de durer peu ; qu'y faire ?
Rire et jouir d'autant : Anacréon le dit.

Le Campagnard moins érudit,
N'ayant jamais rongé de livre,
Prit cet Anacréon pour quelque Rat d'esprit
Dont les sages conseils enseignaient à bien vivre..
Dans ce calcul il se trompait vraiment
De l'homme au Rat uniquement.

Bref, cet avis le persuade :
À la ville il se croit déjà,
De plaisir fait une gambade,
Du trou s'élance ; et le voilà
Trottant après son camarade.
Nos deux légers amis courent à travers champs,
L'œil et l'oreille au guet ; et sans faire une pause,
Sans aventure et fort contents,
Aux murs de la cité se glissent à nuit close.

Droit au Gouvernement le Citadin conduit
Le bon Villageois qui le suit.
Ils venaient à propos, la table était levée :
D'un repas somptueux les restes délicats,
L'éclat des fruits, l'odeur des plats.
Les frappent à leur arrivée.
Le Rustre croit rêver : il faisait bon le voir
Émerveillé d'une telle bombance,
Tout ébloui de la magnificence
D'un lieu si différent de son triste manoir,
Monter, descendre, et courir, et s'asseoir
Sur les tapis de velours et de soie ;
Sur les coussins de galons chamarrés
Qui couvrent les fauteuils dorés,
Se rouler, se pâmer de joie.

Soupons, dit son ami : sitôt dit, sitôt fait.
Le servant à son tour, il va prendre au buffet
Tout ce qu'il a de mieux, gibier, tourtes friandes,
Tranches d'un pâté fin, de trufses et de viandes,
Dont La Reynière même eût été satisfait.
Comme un maître-d'hôtel, ou comme un chef d'office,
Levant la queue, et sur deux pieds dressé,
Il goûte chaque mets, puis d'un air empressé
Fait très lestement son service.

L'autre, tel qu'un Romain, prend couché son repas.
Il se félicite tout bas
De sa nouvelle destinée.
Je resterais ainsi, dit-il, toute une année,
Que je ne m'en lasserais pas :
C'est ici, je le vois, le paradis des Rats.

Ce fut bientôt l'enfer : la porte de ce louvre
Tout-à-coup à deux battants s'ouvre
Avec un horrible fracas ;
Et deux danois impitoyables
Font retentir en même temps
Ces immenses appartements
De leurs hurlements effroyables.

A ce tintamarre imprévu,
Nos Rats épouvantés courent toute la salle.
Jean les a bien nommés la gent trotte-menu ;
Menu, menu, chacun détale
Par un trou d'eux seuls aperçu.

Quoi ! dit le Montagnard, c'est là ce qu'on envie !....
Je retourne chez moi. Là, mes greniers sont pleins :
Que me faut-il de plus ? Rien n'y trouble ma vie :
Vous me plaigniez hier, et c'est vous que je plains.
J'eus un moment d'erreur, que Dieu me le pardonne !
Villes, palais, festins, je vous fais mes adieux.
Mon ami, la richesse est bonne ;
Mais la tranquillité vaut mieux.

Fable 1


Tirée d'Horace , liv. II, sat. 6.

Commentaires