La Rose, le Jasmin et le Chêne

Pierre-Louis Ginguené (1748 - 1816)


Au bord d'un ruisseau transparent
Dont l'eau coulait rapide et pure,
Dans un jardin où la Nature
Étalait son luxe odorant,
Jasmin, au calice d'albâtre,
Et Rose, aux vermeilles couleurs,
Couple de soi-même idolâtre,
Se faisaient entr'eux les honneurs
Du brillant empire des fleurs.

La Rose sur cette onde claire
Penchant ses globes de carmin,
Disait à l'éclatant Jasmin :
C'est nous deux que Zéphyr préfère.
Épris d'amour, s'il veut cueillir
Pour sa maîtresse une guirlande,
C'est à vous, à moi qu'il demande
Les riches dons qu'il doit offrir.
Nous savons unir l'un et l'autre
Au parfum le plus vif éclat ;
Charmer la vue et l'odorat,
C'est mon talent et c'est le vôtre.
Faut-il couronner la Beauté,
Orner une tresse ondoyante,
Parer la neige éblouissante
D'un sein par l'amour agité,
C'est nous que toujours on implore.
Aussi, dans les états de Flore
Qui donne le ton et la loi ?
Quels sont les charmes qu'on adore ?
Qui règne enfin ? c'est vous, c'est moi.

Du Jasmin la fleur étailée
D'un nouvel orgueil s'enivra ;
Sa tête faible en fut troublée :
L'encens produit ces effets-là.
Mais pourquoi, dit-il, la Nature,
Qui fait si bien ce qu'elle fait,
Créa-t-elle un si triste objet,
Que ce Chêne à l'écorce dure,
Aux longs bras, au front de géant,
Qui menace le firmament
Et couvre tout le voisinage ?
Nulle fleur n'ose en approcher,
Et des seuls rustres du village
La main grossière y peut toucher.
De loin même, on sent l'influence,
De son ennuyeuse présence.
Pourquoi des chênes et des pins,
Et des ormeaux et des sapins ?
Au lieu de ces arbres moroses,
Nés pour attrister les jardins,
Moi, j'aurais mis tout en Jasmins
Entremêlés avec des Roses.

Il dit : l'Arbre du Roi des dieux
Agitant son feuillage antique,
Répondit d'un ton prophétique :
Couple imprudent et glorieux,
Parlez moins, connaissez-vous mieux.
Depuis un siècle, j'ai vu naître
Et mourir tant de vos pareils,
Vous comptez si peu de soleils
Qu'à peine vous me semblez être.
Du sol délicats ornements,
Mais aussi faibles qu'inutiles,
Qui vous cueille, en peu de moments
Foule aux pieds vos appas fragiles.
Contre de brûlantes ardeurs,
Contre la grèle et ses fureurs
J'offre l'abri de mon feuillage
Aux troupeaux ainsi qu'aux pasteurs :
Le passant bénit mon ombrage ;

Et même quand l'arrêt du Sort
Marquera l'instant de ma mort,
Je revivrai par mes services.
Les plus somptueux édifices
Me devront leur solidité :
À travers l'Océan porté,
Vainqueur des flots et des orages,
J'irai sur de lointains rivages
Chercher les plus rares trésors,
Et j'en enrichirai ces bords.
Vous, qu'hier la naissante Aurore
Près de cette eau n'avait point vus,
Le midi vous y fit éclore ;
Aujourd'hui vous brillez encore,
Et demain vous ne serez plus.

À peine la voix du Prophète
Avait cessé, que des deux fleurs
S'éclipsent déjà les couleurs,
Et déjà se courbe la tête.
Leurs débris jonchent ce jardin
Dont elles affectaient l'empire ;
Et bientôt l'inconstant Zéphyre
Ignore où fut Rose et Jasmin.

Vous, que de frêles avantages
Euflent d'un ridicule orgueil,
Qui jetez à peine un coup-d'œil
Sur les Savants et sur les Sages,
Voyez ce grand Chêne, certain
De survivre aux hommes, aux choses ·
Voyez les Jasmins et les Roses ;
Ils vous diront votre destin.

Fable 2




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