Les Ânes en ambassade devant Jupiter

Pierre-Louis Ginguené (1748 - 1816)


À deux battants, à l'audience
De Jupiter étaient admis
Ambassadeurs de tout pays ;
Et non de notre seule engeance,
Mais de toutes : les animaux,
Ceux qu'irraisonnables on nomme,
Y figuraient ainsi que l'Homme :
Devant l'œil immortel tous mortels sont égaux.
Et par mortels j'entends êtres de toute espèce,
Que cette éternelle Sagesse
Créa pour le bonheur, à charge de souffrir,
Vivre peu de jours et mourir.
Pour obtenir la préséance,
Devant elle où serait la grande différence
Entre l'instinct et la raison ?
Telle de l'une à l'autre est la comparaison
Que c'est pitié quand on y pense.
Plus faible encore est la nuance
Des animaux entr'eux. Là haut, je voudrais voir
Qu'un Cheval plus qu'un Ane allât se prévaloir,
Pour entrer le premier, se lever ou s'asseoir :
Il ne ferait jamais adopter ces folies
Au Maître des cérémonies.

Ce Maître était Mercure, au temps dont nous parlons.
Oisif, en attendant les députations,
Au parvis de l'Olympe il buvait l'ambroisie,
Lorsqu'il y vit monter nne troupe choisie
D'Anes, d'Anesses et d'Anons.
Leurs pouvairs reconnus, à l'auguste présence
Mercure les admet, avec tous les honneurs
Que l'étiquette accorde à tous ambassadeurs.
Le Président obtient la parole, et commence,
D'un ton modeste et doux qui flatte l'auditeur,
Comme fait tout bon orateur.

Père des Dieux, des Hommes et des Anes,
Une juste douleur nous conduit devant toi.
Ce Tyran, dont tu veux que nous suivions la loi,
Sur nos échines et nos crânes
Fait pleuvoir des grêles de coups :
L'Homme est un vrai tigre pour nous.
Tandis que courbés vers la terre,
Nous ployons, pour le satisfaire,
Sous les fardeaux les plus pesants,
Il veut qu'ainsi chargés nous courrions aussi vite
Qu'un lièvre chassé de son gîte,
Ou que la poste, ou que les vents.
Il appelle notre impuissance
Indocilité, résistance,
Et le long du chemin, sans pitié ni raison,
Nous mène à grands coups de bâton.
Défends, si tu le peux, des cieux Monarque auguste,
Défends à l'Homme d'être injuste.
Nous voulons le servir : sans doute pour cela
Tu nous fis comme nous voilà ;
Mais s'il te reste encor chez cette race ingrate
Quelque crédit, ou droit de mettre le holà,
Dis-lui : Je ne veux pas sans raison qu'on les batte ;
Et damné soit qui les battra !

Mes enfants, dit le Dieu, l'Homme toujours croira
Que chez vous défaut de vitesse
Vient de malin vouloir et non pas de faiblesse,
Et le croyant toujours, toujours vous rossera :
Il est au Tout- Puissant des choses impossibles ;
Il est des raisons invincibles,
Dès qu'une main prend un bâton,
Pour qu'aussitôt l'attraction
Sur vous dirige l'action
De ces deux forces réunies.
Ce sont-là, voyez-vous, certaines harmonies.
Dont tout dans l'univers reçoit l'impulsion.
Vous serez donc battus, c'est un sort : ma clémence
Veut cependant sur vous s'exercer ; votre cuir
S'endurcira ; sa résistance
Lassera la double puissance
Du bras et du bâton que vous ne pouvez fuir :
L'insensibilité sera votre partage ;
Et sur l'Homme, en un mot, vous aurez l'avantage
D'être battus sans le sentir.

Ainsi dit Jupiter ; et l'Ambassade entière
D'allégresse se mit à braire.
Pour la première fois on entendit aux cieux
Entonner ce beau Chant de l'Ane,
Sanctifié depuis par nos dévots aïeux,
Et qu'ose persifler notre siècle profane.
Ils s'éloignèrent tout joyeux
De ce trône, foyer de lumière immortelle,
En bénissant la clémence éternelle
Et les décrets du Souverain des dieux,
Toujours bon et toujours miséricordieux.

Fable 3




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