Un gros Prieur, malade imaginaire,
Par les avis, tout au moins superflus,
De son médecin ordinaire,
Qui le flattait, pour gripper ses écus,
Au mois de Mai prenait le lait d'Anesse,
Un Manant chaque jour au Prieur amenait
Sa nouvelle nourrice et l'Ânon la suivait
A pas lents et tardifs, le cœur plein de tristesse ;
De voir que de son lait d'autant on le privait.
II ne put s'empêcher de s'en plaindre à sa mère ;
Il lui dit donc un jour, en cheminant :
Est-il juste de me soustraire
Une part de ce lait qui m'est si nécessaire,
Pour en nourrir quelqu'un qui n'est pas votre enfant ?
N'est-ce pas violer les lois de la nature,
Qui m'a donné sur cette nourriture
Un droit exclusif et constant ?
Je le sais bien, mon fils et je voudrais mieux faire,
Lui répond l'Ânesse en colère ;
Mais ce Pitaut niais ce croquant,
Qui, le bâton en main, va toujours me frappant ;
En marchant sur mes pas, me conduit du village,
Malgré moi, chez celui qui te fait ce dommage.
La chose étant ainsi, le mieux est sûrement
De nous armer de patience,
Crainte de pire traitement.
Je me rends, dit l'Ânon, à cette remontrance,
Et souffrirai tranquillement.
Mais je voudrais savoir si ce poupon charmant,
Puisque-vous lui servez de mère,
Sera réputé pour mon frère ?
Par votre lait si nourrissant
Faites-lui croître les oreilles ;
Qu'il les ait aux miennes pareilles,
Faites-moi ce plaisir et le ferai content,
Pour que je puisse le connaître
Et l'embrasser, si je le vois paraître :
L'amitié fraternelle impose ce devoir.
Mon lait n'a pas tant de pouvair,
Dit l'Ânesse : et de plus un obstacle invincible
S'oppose à ton désir. Pour te le dire en bref,
Le Prieur porte un couvre-chef
Qui lui serre l'oreille et qui rend impossible
Ce merveilleux allongement,
Que ne peut opérer aucun allaitement.
Permettez-moi, maman, de vous le dire,
Lui répondit l'Ânon, en éclatant de rire :
Ce capuchon doublé de taffetas,
Lui réchaufse l'oreille, et ne la ferre pas.
Mais voulez-vous savoir l'histoire
De ces commodes capuchons ?
Leur origine est sûre et vous pouvez m'en croire :
Je la tiens de mon Père* Il me fait des leçons,
Je m'en souviens très bien,
car j'ai bonne mémoire.
L'autre jour il me dit,
que par tradition
Il sait que ces bonnets sont de l'invention
Du bon Midas, jadis roi de Phrygie,
Et mon confrère en ânerie :
Qui par la grâce d'Apollon,
Se voyant la tête chargée
D'une double oreille allongée.
Imagina ce noble chaperon,
Qu'on nomme aussi coqueluchon,
Pour dorloter et choyer ses oreilles.
Loin donc qu'il nuise à leur accroissement,
Il le favorise à merveilles,
Les entretenant chaudement.
Vous ne devez donc pas différer de vous rendre
À mes désirs et d'entreprendre
Ce dont je vous prie instamment.
L'Ânesse à ce raisonnement
Se sent la ratte épanouie ;
Dans les transports d'une joie infinie
Et d'un parfait contentement.
Courage, mon fils, lui dit-elle :
Qui t'aurait crû tant de talents,
Et que si jeune encor ta science sût telle ?
Si la suite répond à ces commencements,
Des Ânons bien appris tu feras le modelé,
Et la merveille de ce temps.
Tâche, mon cher poupon, de surpasser ton père,
Qu'on regarde aujourd'hui comme un des plus savants.
Je me rends à tes vœux et tâcherai de faire
Tour ce qui se pourra ; mais, chut, ne parlons plus :
Garde bien le secret, 8c cachons ce mystère
A ce croquant qui fuit et nous mène grand'erre :
S'il entend., nous sommes perdus.
Quiconque a pris certain genre de vie,
Où l'on doit être austère par état ;
S'il vit en mondain délicat,
Il s'expose à la raillerie :
Et des gens les moins clairvoyants ?
Il t'attire les traits piquants.
Cette Fable est une traduction libre de la Fable 51 de la seconde partie des Fables de Jacques Régnier, intitulées : Apologi Phoedrii ex Ludicris J. Regnerii Belnensis Doctoris Medici. Divione, apud Petrum Palliot. in 12. page 125.