Les deux Anesses Frédéric Jacquier (1799 - 18?)

Pour que le lait de ses ânesses
Fût servi plus frais et meilleur,
Puis aussi pour ne point fatiguer leurs altesses,
Un ânier, je veux dire un maître nourrisseur,
Les faisait dans un char voiturer par la ville,
Aux yeux des passants ébahis,
Les faisait traire à domicile.
L'une d'elles ayant mis,
Afin de prendre l'air, son nez à la portière,
Avise, en lorgnant les badauds,
L'ânesse d'une laitière,
Laquelle ânesse sur son dos
Portait, hélas ! de lourds fardeaux.
C'était une connaissance,
Une camarade d'enfance,
Sa cousine et sa sœur de lait.
Elle l'appelle en son langage.
Celle-ci se retourne et bientôt reconnaît
Sa cousine, qui se carrait
En ce somptueux équipage.
Le char par hasard s'arrêtant,
La pauvre piétonne accourt en se guindant
Sur ses deux jambes de derrière,
Elle place sur la portière
Ses deux jambes de devant,
Et voilà nos deux camarades
Se donnant, maintes embrassades.
« Ma bonne Jeanne, est-ce bien loi
Que je revois ?
Toi, jadis si pauvre au village,
Aujourd'hui grande dame et roulant-équipage !
Ma Jeanne, la prospérité
Ne t'a donc pas rendue et plus.fier e et plus vaine,
Plus orgueilleuse, plus hautaine ?
— Moi !... Non, Martine, en vérité;
Car je ne sache pas, petite,
Avoir pour ça plus de mérite
Et plus d'esprit ! Ma voix
Est-elle moins horrible aujourd'hui qu'autrefois ?
Mes laides et longues oreilles
Sont-elles pas toujours pareilles,
Aussi longues qu'auparavant ?
Ne suis-je point, enfin, Jeanne comme devant ?
Nous voyons, je le sais, dans le siècle où nous sommes,
Un très grand nombre d'hommes,
La veille presque nus,
Aujourd'hui vains et fiers, insolents parvenus,
Assez stupides, assez bêtes
Pour... » Comme elle tenait ces propos malhonnêtes,
Le char en reprenant son cours
Lui coupe la parole et suspend son discours.





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