L'Homme invisible Stop (1825 - 1899)

Certain homme tirait le Diable
Par la queue. Il tira si bien
Que l'appendice indispensable
De l'ennemi du genre humain
Le Diable fit semblant de rire,
Mais, au fond, il était vexé;
Comment rentrer ainsi dans son Empire
Sans voir son prestige éclipsé?
« Voyons, dit-il, rends-moi cet objet inutile,
Pour toi, du moins ; tu me parais habile ;
Je t'offre, en échange, un trésor
Plus désirable que de l'or,
Et par lequel tout est possible :
Cet anneau, qui rend invisible. »

Mon homme accepte et, tout joyeux,
Passe à son doigt l'anneau miraculeux.
Cela lui paraissait une excellente affaire.
Il n'avait pas fait quatre pas,
Qu'un homme allant en sens contraire
Se heurta contre lui, ne l'apercevant pas,
Et faillit le jeter par terre.
Un moment après, patatras !
Des ouvriers, sans crier gare,
Font pleuvoir toiles et plâtras
Du faîte d'un toit qu'on répare
Or, comment se fâcher ? Personne ne l'a vu !
À tout instant se dresse un péril imprévu :
Vingt fois par les chevaux, en traversant la rue.
Il court risque d'être écrasé;
Plus loin., d'une fenêtre il se sent arrosé;
On le pousse, on le presse ; heurté, brutalisé)
Il court, à moitié fou, sans trouver une issue.
Il regagne enfin sa maison,
En montant l'escalier bouscule sa portière
Qui dégringole avec des cris d'oison ;
Il rentre, et retirant sa bague avec colère.
L'enferme dans son secrétaire.
Ce début n'était pas brillant.

Cependant, en réfléchissant,
Il se dit qu'éclairé par cette expérience,,
Il pourrait procéder avec plus de prudence
Et choisir un meilleur moment.
A quelque temps de là, prenant son amulette,,
Il se glissa, dès le matin,
Chez une innocente fillette
À laquelle il voulait du bien ;
Qu'y trouva-t-il ? C'est un mystère :
Mais si l'on eût vu la manière
Dont il tira la porte en s'en allant,
On eût compris qu'il n'était pas content.
Du théâtre il tenta la chance :
Autre affaire ! Sans défiance
Les gens venaient s'asseoir sur ses genoux ;
Cela finissait ; on le pense,
Par du scandale et même par des coups.
En chemin de fer même histoire :
Il espérait bien voyager
Sans cet inutile accessoire
Qu'on nomme de l'argent ; mais, après maint déboire,
Il ne fallut plus y songer.
Mille déceptions le guettaient au passage :
Entrant incognito chez un proche parent,
Entre la poire et le fromage
Il s'entendit parfois traiter Dieu sait comment.
La méfiance) alors, le dégoût et la haine,
Le mépris de l'espèce humaine
En peu de temps aigrirent son esprit.
Des créanciers l'implacable cohorte
Plus que jamais se pressait à sa porte :
Il résolut d'être riche à tout prix.
Un beau jour, de sa conscience
Faisant taire les derniers cris,
Il s'en alla tout droit à la Banque de France.
Après avoir prudemment louvoyé,
Longtemps erré de salle en salle,
À la suite d'un employé
Il descendit — à fond de cale.
Là, retenant son souffle et blotti dans un coin,
Il attendit que l'autre sorte ;
On sortit, en effet ; mais, avec très-grand soin,
A quadruples verrous on referma la porte.
Transi de froid, mourant de faim,
Notre homme resta là jusques au lendemain,
Et,, quand survint la délivrance,
Il aurait bien donné pour un morceau de pain
Tout l'encaisse de la finance.
Cependant il avait rempli ses poches d'or.
Pour compter en paix son trésor
Il s'esquiva dans la campagne
Et, bâtissant cent châteaux en Espagne,
S'assit dans un beau parc, au pied d'un grand sapin.
Il respirait enfin sous cet abri paisible)
Quand un chasseur, qui tirait un lapin,
Étendit mort l'homme invisible.

Fable 21




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