La Locomotive et la Diligence Stop (1825 - 1899)

« Te voilà, vieille paresseuse ! »
Disait un jour., en persiflant,
La Locomotive orgueilleuse
À la Diligence poudreuse
Dans un coin rangée humblement.
« Au temps jadis tu fis merveille,
Et les grelots de tes coursiers
De loin résonnaient aux oreilles
Des gens de pied et des rouliers.
Par ta fanfare militaire
Troublant le calme de la nuit,
Dans un tourbillon de poussière
Tu passais, roulant à grand bruit ;
Et, réveillés par ce tapage,
Les bourgeois, en se rendormant,
Rêvaient de quelque grand voyage
Au chef-lieu du département.
Fallait-il gravir une pente ?
Tes voyageurs, troupe indulgente)
Suivaient l'attelage lassé;
Et quelquefois, à la descente)
Tu les versais dans un fossé.
Aujourd'hui ta gloire est passée :
Trois vieux chevaux agonisants
Traînent ta caisse défoncée
Où s'entassent les paysans ;
Avec un concert de ferrailles
Tu vas où vont les antiquailles
Les systèmes abandonnés,
Où sont allés les réverbères,
Les perruques des vieux grands-pères
Et les écussons blasonnés ! »
Ayant ainsi parlé., la Machine insolente
Repart, jetant au vent sa vapeur haletante ;
Elle va, traversant les fertiles guérets,
Les paisibles vallons, les antiques forêts,
Ébranlant des vieux monts les entrailles de pierre
Et les sombres tunnels que son feu rouge éclaire,
Ou traversant d'un bond les ponts vertigineux
Que jette sur l'abîme un art audacieux.
Un caillou, placé sur sa route,
De ce parcours victorieux
Fit une effroyable déroute.
Dans un ravin, ouvert à leurs côtés,
Machine et gens furent jetés
Et culbutés.
Le voyageur, matière philosophe3
Fut de tout temps gibier de catastrophe :
Un grand nombre périt ; les autres, écloppés,,
S'en furent, trop heureux d'en être réchappés.
La Locomotive, hors d'usage,
Fut cassée à coups de marteaux,
Et l'on en vendit les morceaux
Aux chaudronniers du voisinage.
De ses succès nul ne doit être vain.
Bien souvent, dans l'humaine lutte,
Le vainqueur d'aujourd'hui sera vaincu demain :
L'orgueilleux qui fait la culbute
Ne trouve pas d'amis pour lui tendre la main.

Fable 45




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