La Locomotive et le Cheval Éliphas Lévi (1810 - 1875)

La locomotive essoufflée
Près d'un champ plein de fleurs venait de s'arrêter.
Là le cheval oisif s'indignait de rester
Parmi le vif bétail d'une ferme isolée.
Il se redresse et pousse un long hennissement,
Moqueur et saccadé comme un ricanement,
Et dit à sa rivale noire :
- C'est donc toi qui prétends me disputer ma gloire,
Machine sans âme et sans cœur !
De mes jarrets pliants as-tu donc la vigueur ?
As-tu mes pieds légers qui ne courbent pas l'herbe ?
Ton effroyable sifflement
En vain s'oppose insolemment
A mon hennissement superbe ;
Ton long cou décharné sans tête et sans regards
N'a que fumée impure au lieu des flots épars
De mon ondoyante crinière.
Du cavalier vainqueur tu n'entends pas la voix ;
Moi, de la meute en feu je comprends les abois ;
J'écoute, en frémissant, la trompette guerrière ;
Intelligent et fort, indomptable et soumis,
De mes narines enflammées
Je souffle la terreur ; j'affronte les armées,
Et je mords le poitrail des coursiers ennemis.
- Oui, tout cela me plaît, surtout en poésie,
Dit la locomotive, et j'ai bien moins que toi,
J'en conviens, une forme élégante et choisie,
Mais je marche… Cours après moi !

Aimables courtisans de la muse fleurie,
Vous vous plaignez en vain de la froide industrie.
Du progrès les chemins sont là ;
Poètes mes amis, courez, devancez-la.

Livre II, fable 17


Symbole 17 :

Il est permis de trouver un cheval plus beau qu’une locomotive, mais le plus grand poète du monde, s’il a besoin d’arriver vite, prendra la locomotive et laissera le cheval.
Les chiffres sont rebutants pour la poésie. Les chiffres pourtant sont la forme exacte des nombres qui mesurent et cadencent le rythme de la poésie.
Aussi la philosophie occulte, la plus poétique de toutes, est-elle par excellence la philosophie des sciences exactes.
En rattachant aux nombres les idées absolues, elle crée les mathématiques de la pensée. Elle fait des lettres les auxiliaires des nombres, et fait ainsi de la parole même une science profonde comme la révélation et rigoureuse comme la géométrie, les mots s’expliquant par les lettres et les lettres se justifiant par les nombres.
Les nombres se rapportant aux notions exactes de l’être, font des lettres l’algèbre des idées et dégagent les inconnues par de merveilleuses équations.
Cette science sera un jour la locomotive de l’intelligence humaine, et tout ce que pourra faire le cheval Pégase avec ses quatre pieds et ses ailes, ce sera de courir et de voler après elle sans espoir de la devancer jamais.


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