Le Lapin courageux Stop (1825 - 1899)

Un Lapin s'en allait en guerre.
Une bataille meurtrière
Se préparait entre les Rats des champs,
Gens peu nombreux, mais fort méchants,
Et les Taupes, tribu beaucoup moins militaire,
Mais dont les rangs épais à travers les sillqns
Marchaient en colonnes serrées ;
Volontiers le Dieu des armées
Est avec les gros bataillons.
C'est de ce côté-ci que notre gentilhomme
Portait le secours de son bras ;
Bras de Lapin, oui ; mais, en somme,
Un vrai Lapin vaut bien des Rats.
Le sentiment guidait cette ardeur belliqueuse :
C'est qu'une jeune Taupe, aimable et vertueuse,
Au coin d'un champ de trèfle avait ravi son cœur,
Et le don de sa main devait du blond vainqueur
Couronner l'aide généreuse.
Notre héros sentait, en approchant,
Malgré cette douce espérance,
Chanceler un peu sa vaillance ;
Pour se donner du cœur., il allait sifflotant
Un petit air de contredanse.

Tout à coup un grand bruit, des cris tumultueux,
Le retentissement d'un choc impétueux
D'un trouble inattendu viennent remplir son âme.
Il s'arrête, il hésite, il invoque sa Dame,
Comme autrefois les Preux à l'heure du danger,
Lorsque soudain, avant qu'il ait pu se ranger,
Un tourbillon vivant, faisant trembler la terre,
Passe à côté de lui dans un flot de poussière.
Il est pour les Lapins des moments solennels.
Le nôtre, subissant ses instincts naturels,
Voyant des gens s'enfuir, prend la fuite à leur suite.
Combien de temps dura cette course insolite ?
On ne sait. — Assez loin il s'était égarée
Lorsqu'au sortir d'un bois, il se voit entouré
De la foule victorieuse
Des Taupes, et s'entend à Bayard comparé
Pour sa conduite valeureuse.
A lui tout seul ce héros,
La gloire des Lapereaux,,
Des Rats, déjà fuyants, avait suivi la route
Et vaillamment consommé leur déroute.
On l'embrasse, on l'acclame ; un cortége guerrier
L'entraîne dans l'amphithéâtre
Du Capitole taupinier ;
On le couronne de laurier
Aux cris de la foule idolâtre.
La jeune Taupe qu'il aimait
Sur son front, illustre à jamais.,
Pose l'immortelle couronne,
En attendant qu'elle lui donne
Le prix charmant de ses succès.
A sa santé l'on but, la chose se devine ;
Une Cigale en vers le chansonna ;
En triomphe on le ramena
Dans la capitale lapine.
Entouré de nombreux amis,
Sur ses lauriers il s'endormit,
Car ce fut sa seule victoire.
On l'entendit, devenu vieux,
Raconter ses exploits à ses petits-neveux ;
Mais le plus joli de l'histoire,
C'est qu'il avait fini lui-même par y croire.

Fable 36




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