Le Lac dit un jour au Torrent :
« Pourquoi viens-tu troubler par le courant
De tes cascades vagabondes
Mes eaux paisibles et profondes ?
Sans toi, je dormirais d'un paisible sommeil,
Et rien ne riderait ma surface limpide,
Si ce n'est le sillon de la truite rapide,
Ou l'oiseau voyageur, séchant son aile humide
Aux tièdes rayons du soleil.
Sans toi, mon écho solitaire
Ne serait éveillé que par les pas légers
D'un couple amoureux du mystère,
Ou par la chanson familière
Du berger matinal assis sur mes rochers.
Mais voilà que soudain escaladant les pentes,
Déracinant les pins dans ton cours furieux,
Tu jettes ton écume à mes rives charmantes
Et mêles de ta voix les notes discordantes
A mon silence harmonieux. »
Le Torrent répondit : « Ingrat, qui m'injurie
« Quand mes innocentes fureurs
Portent la lumière et la vie
Dans tes sauvages profondeurs !
Sans moi, ton eau limpide et claire
Deviendrait, sous les feux du jour,
Une sentine délétère,
Et de ta rive meurtrière
Fuiraient les oiseaux d'alentour ;
Tes poissons aux robes nacrées
Iraient expirer près du bord,
Et la brise, effleurant tes eaux empoisonnées,
Emporterait la fièvre et sèmerait la mort ! »
Et le Torrent passa.
Souvent, sur cette terre,
Par une loi cruelle et salutaire,
Le mal est un bienfait ; Dieu, par un dur réveil,
Sait d'un peuple engourdi châtier le sommeil ;
La guerre le surprend, la défaite l'accable ;
Il subit du vainqueur l'orgueil impitoyable ;
Mais bientôt, bondissant sous l'insulte du sort,
Trempé par la souffrance) il se dresse plus fort
Et plus grand, et plus pur, car la rude tourmente
A chassé des bas-fonds la vase croupissante.
Né de l'excès du mal, le bien prend son essor
Comme du fumier vil naissent les gerbes d'or.