Robert Gauderan est un de ces viveurs qui, enrichis parle commerce, gardent dans la satisfaction de leurs vices, des habitudes d'ordre et une probité relative. Non seulement ce millionnaire n'a contrarié ni la dévotion de sa femme, ni les goûts de ses fils, qui ont choisi à leur gré des carrières, ni l'inclination de sa fille unique, mademoiselle Jeanne, qui a pu se marier selon son cœur ; mais il a toujours laissé de bons souvenirs à ses compagnes de plaisir. Parfaitement décidé à s'amuser et à choyer ses moindres caprices, il lui a fallu une vie occupée, joyeuse, pleine de belles filles n'engendrant pas la mélancolie ; mais il a su n'être ni tyrannique, ni trop égoïste, ni avare surtout, et il a toujours voulu payer généreusement ses fantaisies, ce qui est déjà une façon d'être spirituel.
Enfin, il est permis de croire que, dans d'autres conditions et avec une femme moins austère, il eût été, dans une certaine mesure, né pour le ménage ; car depuis plus de vingt années déjà, il est l'ami d'Herminie Tesselin, qui toujours, après des intervalles plus ou moins longs, redevient sa maîtresse, quand il n'a rien de mieux à faire. Mais sachant qu'en tout état de cause elle peut compter sur Cauderan, qui a pour elle une amitié sincère, et dont la bourse lui est toujours largement ouverte, elle a eu l'esprit de ne pas se montrer plus jalouse avec lui que madame de Pompadour ne le fut avec Louis XV. Volontiers elle se môle de ses affaires de cœur, et chasse pour lui comme une oiselle de proie, tant ces deux êtres naïvement vicieux sont exempts de préjugés et peu affamés d'idéal.
Une après-midi qu'il était monté chez Herminie, comme cela lui arrivait souvent, pour oublier les affaires et fumer tranquillement un cigare, Robert fut soudainement vaincu, dompté, atteint en plein cœur, frappé du coup de foudre. Traversant, un ouvrage d'aiguille à la main, le boudoir où il était à demi étendu sur une chaise longue, tandis qu'IIerminie Tesselin lui racontait avec une verve de vieux gamin les Faits-Paris et les nouvelles du jour, une jeune fille de quinze ans à peu près le laissa fou de désir et complètement stupéfait. D'une pâleur verte avec de grands yeux énormes, noirs comme l'enfer, un nez voluptueusement ironique et des lèvres rouges comme un piment, laissant voir des petites dents de louve, cette fillette avait le front ombragé par une tignasse révoltée et sauvage, d'un châtain clair, et coupée de grandes mèches incendiées, fauves comme de l'or. D'ailleurs, elle était mince, maigre comme un cent de clous, dansant dans sa robe très étroite, et ses mains brunes, déjà belles, étaient attachées, comme d'une manière invraisemblable, à ses bras chimériques. Sa poitrine plate n'avait rien de féminin, et la saillie de ses hanches maigres faisait peine à voir. Mais de cet être bizarre s'exhalait je ne sais quel brûlement de folie et de désir. Lorsqu'elle fut sortie, Gauderan resta un grand moment pensif ou, pour mieux dire, assommé. Il n'avait plus la force de bouger, ni de prononcer une parole.
— Eh bien ! qu'as-tu, Robert ? lui dit Herminie Tesselin.
— Ah ! ma chère, dit Robert, avec toi je pense tout haut. J'éprouve ce que je n'ai éprouvé jamais ; il me semble que j'ai un tas de braise rouge dans le cœur. Qu'est-ce que cette fille-là, à qui appartient-elle, et comment se nomme-t-elle ? A tout prix, il me la faut et je la veux, quand môme il me faudrait donner son pesant d'or.
— Elle est orpheline, et vient de Verdun, où elle était ouvrière en modes. C'est la fille d'une cousine à moi ; elle voudrait se marier ; elle est sage.
— Tout a fait ?
— A très peu de chose près. Il y a bien eu là-bas une espèce de petit cousin, un enfant comme elle, qui l'a peut-être un peu chiffonnée dans les coins ; en core n'en sont-ils pas bien sûrs ! Mais, je te le dis, elle a des goûts simples et veut être honnête femme.
— Avec ces yeux-là ! dit Robert, elle mettra le feu à son ménage et à tout le quartier. Enfin, il n'importe. Quand il en sera temps, je lui trouverai le mari, et la dot, et la fortune, car on ne se marie pas avec des coquilles de noix. Mais auparavant, il faut que je l'aie et que je m'en régale, et que je m'en soûle ! Et si on me disait que je ne l'aurai pas, j'aimerais mieux tout de suite me casser la tête !
— Mais, mon cher, dit Hernlinie, tu ne l'as pas vue, ma pauvre petite cousine Flore Adline ! Elle te ferait peur ; elle n'a que la peau et les os.
Justement à ce moment-là, Flore revint, et elle amusa les deux amis par un babil étrange, imprévu, bizarre ; elle trouvait naturellement des mots qui emportaient le morceau, et elle les ponctuait d'un joli rire de cannibale. Puis elle s'assit au piano et, tapant dessus de façon à le casser, elle dit une chanson espagnole, avec une verve endiablée et un entrain farouche.
— Mon enfant, lui dit Herminie quand elle se leva, je disais à mon ami, monsieur Cauderan, que tu n'es pas encore très grasse. Montre un peu tes bras.
— Ah ! oui, des bras macabres, dit Flore, en relevant cyniquement sa manche. C'étaient des os, rien de plus, et il y avait de quoi être épouvanté ; mais Robert était si violemment féru, qu'il ne se troubla pas devant cette maigreur fantastique.
— Voyons, dit-il, quand il se retrouva seul avec Herminie, il n'y a qu'un mot qui compte. Je lui donne rai tout ce qu'elle désire, tout ce qu'il lui faudra, tout ce qu'elle voudra ; mais il me la faut, cette petite cousine, quand je devrais l'emporter par la violence, et la voler, comme un couvert d'argent !
— Mon vieux Robert, dit Herminie Tesselin, pas de bêtises, et tâchons de mettre de l'ordre dans nos idées. Pour le moment, si je te laissais t'affubler de Flore Adline, n'aurais-tu pas l'air de prendre les enfants en sevrage ? D'ailleurs, elle ne sait ni parler, ni marcher, ni s'asseoir, et elle écrit AMOUR avec un T à la fin ; tu ne pourrais même pas la montrer à tes amis ! Ne mangeons pas notre blé en herbe. Flore est née avec un esprit du diable, et avec des yeux dont tout Paris sera fou ; qu'elle sache les arts d'agrément et même un peu d'orthographe ; pendant ce temps-là, il lui sera venu de la chair ; car sa mère qui, enfant, était maigre comme elle à présent, a eu à trente ans des épaules de déesse et la plus belle poitrine du monde. Attends seulement trois ans, et tu auras une maîtresse sans égale, une femme qui saura recevoir, qui malgré tes cinquante ans te refera une jeunesse ; elle n'aura pas perdu ses yeux extraordinaires, mais du moins, à ce moment-là, elle aura quelque chose avec !
— Mais, dit Flore Adline entr'ouvrant la porte et montrant sa tête, sa tignasse de petite faunesse en délire, puisqu'il s'agit de moi, est-ce que je ne pourrais pas en être ? Autant que je m'asseye là à côté de vous, au lieu de me rompre le cou à écouter par le trou de la serrure !
— Mais oui, dit Herminie, assieds-toi là, et puisque tu es au courant de la conversation, dis ton mot. Il est bien juste, en somme, que tu sois consultée.
— Eh bien ! dit Flore, ce que vous disiez, ma cousine, est la vérité. Mon ambition est de retourner à Verdun, et de m'y marier. Je ne me sens pas faite pour la vie de Paris ; ou plutôt, je ne le suis que trop ; car si je lâchais la bride à mes instincts, je crois que je mettrais tout à feu et à sang ! Le plus simple est d'être un peu riche tout de suite, de commencer par la fin. Pour cela, je comprends bien qu'il faut donner quelques années de ma jeunesse et Monsieur ne me déplaît pas. Mais, ma cousine, que comptez-vous faire de moi, en attendant que j'aie appris à ne plus marcher comme un garçon, et que je sois devenue assez grasse pour ne plus faire peur au monde ?
— Mon cher Robert, dit Herminie, Flore recevrait ici d'assez mauvais exemples et d'ailleurs elle n'y pour rait recommencer son éducation trop incomplète, ce qui est indispensable. Je propose donc qu'elle entre bravement dans la célèbre pension des dames Tastayre, que vous connaissez, où elle deviendra une jeune personne bien élevée, et où elle devra se résoudre, c'est pour son bien ! à vivre rigoureusement comme une pensionnaire. Nous nous abstiendrons, vous et moi, d'y paraître, et elle y sera présentée par une tierce personne, parfaitement honorable, que j'ai sous la main. Là, elle apprendra à faire la révérence, à jouer sur les pianos sans les mettre en miettes, et par-ci par-là, quelques dates de l'histoire, notamment l'année de la grande révolution !
— Et cependant, dit Cauderan, il faut assurer son avenir ! Je veux qu'en sortant de pension, elle trouve un bon titre de rente, un petit hôtel qui lui appartiendra, meublé avec un luxe amusant et pas commun, des bibelots, un trousseau de mariée, enfin, tout ! Mais pour accepter tout cela, encore faut-il qu'elle soit émancipée, ce qui ne peut être fait avant trois ans d'ici ; et pour le moment, il serait plus que dissicile d'expliquer de telles donations à son tuteur et à son conseil de famille.
— Oui, dit Herminie Tesselin, il y a là un cheveu !
— Nous l'arracherons, dit Cauderan. Venez demain, toutes les deux, à ma maison d'Auteuil. Vous y trouverez maître Luizy, mon notaire, avec qui je me serai déjà entendu. C'est un malin ; on ne le prend jamais sans vert, et il connaît la loi comme s'il l'avait faite. Il prendra toutes les dispositions nécessaires pour que, le jour môme de ses dix-huit ans, la petite demoiselle puisse, sans aucun obstacle, posséder la fortune que je lui prépare. Pourvu, ajouta-t-il, qu'elle soit là pour l'accepter, ce qui est une condition indispensable.
— Cela va de soi, dit Flore Adline, et si à ce moment-là, je n'y suis pas, on le verra bien !
— Mais, dit Herminie un peu défiante, pourquoi voulez-vous que nous allions à Auteuil ? N'aurions-nous pas pu terminer tout cela ici même ?
— Ah ! voilà, dit Robert Cauderan, lançant négligemment le trait du Parthe, qui siffla et s'enfonça et pleine chair. C'est qu'une fois nos arrangements pris, tu reviendras à Paris, tu me laisseras la petite, et je la garderai chez moi une quinzaine de jours, avant qu'elle entre en pension. Cela, uniquement pour faire connaissance et pour que nous ne soyons plus des étrangers l'un pour l'autre. Oui, il faut que vous veniez à Auteuil. Et, ajouta-t-il en tirant de son portefeuille deux billets de banque tout neufs, qu'il jeta sur les genoux de la tillette, voilà pour prendre l'omnibus ! Puis, il prit congé, toujours de son air souriant et bon enfant ; Flore Adline en regardant se refermer la porto, fit une moue significative, et levant ses grands yeux, pleins d'ombre et de flamme :
— Pincée ! dit-elle.
Les exigences de Cauderan ne furent pas une précaution inutile. En effet, au bout de trois mois, crevant d'ennui dans la pension des dames Tastayre, et avalant sa langue, sans avoir notablement engraissé, la petite Flore se laissa enlèver par le prosesseur de piano, un Hongrois aux moustaches cirées, militaire dans son pays, couvert de décorations et de blessures, qui, les jours de pluie, mettait des bottes à l'écuyère. A titre de lune de miel et avant de se répandre dans la vie, ces amants sont allés jouer à Monaco, où ils ont fait sauter la banque.