Pierre Hostellier avait trente-trois ans ; il était déjà le grand paysagiste qu'on connaît, lorsqu'il rencontra Anna Pradine, et l'aima d'un amour absolu et fidèle, qui ne devait pas cesser, même dans la mort. Quiconque a étudié la vie, si souvent semblable à une comédie dont les rôles ont été mal distribués, a pu voir qu'un grand nombre d'êtres tiennent un emploi qui n'est pas le leur, et si la destinée voulait se montrer logique, auraient dû être précisément le contraire de ce qu'ils sont. Combien de fois la Silvia de Marivaux a l'occasion de s'écrier avec justice : Aucun de ces deux hommes n'est à sa place ! Et il en est de même des femmes. Telle a eu le bonheur de devenir mère de famille, que nous voyons, malgré nous, avec une ceinture dorée ; et telle trône dans les apothéoses du luxe, qui devrait torcher les plats et les écuelles.
Anna Pradine était le type le plus accompli de la dépaysée. Jetée dans la vie galante par le hasard d'une enfance abandonnée et misérable, elle y avait gardé toujours une probité stricte, une bonté indulgente, des manières exquises, l'amour de tout ce qui est beau, et une pudeur dont rien n'avait pu détruire l'infinie
délicatesse. Par ses instincts, par sa beauté chaste, par sa recherche de l'ordre en toutes choses, elle avait été destinée à être une femme honnête ; elle le redevint tout de suite, naturellement et sans effort, dès qu'un homme supérieur et hon l'adora et voulut faire d'elle sa compagne. Elle se donna toute, comme savent se donner celles qui, à travers les déceptions toujours pareilles, ont rêvé désespérément la douceur d'une affection unique. Pierre Hostellfer emporta sa proie dans une petite maison située à un quart d'heure de Barbi/.on, dans un bouquet de bois, en pleine campagne, qu'il avait achetée depuis quelques mois déjà; et là, pendant quatre années, ces deux amants connurent le plus parfait bonheur qui puisse exister sur la misérable terre.
Anna Pradine, qui était excellente ménagère et qui, jusque-là, avait caché cette vertu comme un vice, sut égayer la maison et la tenir bien ordonnée. Elle avait assez l'instinct des choses d'art pour comprendre les travaux de Pierre ; lorsqu'il le désirait, elle l'accompagnait dans la forêt ou dans la campagne, comme un camarade, savait s'extasier avec lui, sans dire jamais une bêtise, sur un effet de ciel ou un éblouissement de lumière dans les feuillages, et elle était toujours prête à quitter son tricot ou sa quenouille (car elle filait) pour torcher la palette et laver les brosses. Et elle savait aussi, dans le silence des bois, chanter d'une voix mélodieuse et claire les naïves chansons de pays qui plaisaient à Pierre Hostellier.
Ils vivaient rigoureusement seuls, servis par une vieille paysanne nommée Pasquet, bien que Pierre comptât des camarades et des amis parmi les peintres
qui toute l'année habitent Barbizon, et aussi parmi ceux qui y viennent seulement en voyageurs. Mais avec une délicatesse connue peut-être des seuls artistes, voyant réalisé devant eux cet effrayant mystère : le bonheur, ces chercheurs d'idéal comprirent qu'ils lui devaient le tribut de la discrétion et du silence. Sans que rien eût été convenu, sans que nulle résolution eût été prise à ce sujet, les peintres, lorsqu'ils rencontraient Pierre et son amie, les saluaient avec affection et respect, mais sans jamais leur adresser la parole. Ils semblaient deviner, et tout ne le dit-il pas ? qu'une telle félicité surhumaine ne pouvait durer, et serait déchirée violemment par quelque catastrophe. On meurt en plein bonheur de son malheur passé, dit l'admirable vers de Jules Lefèvre-Deumier, un des plus beaux de la langue française. Et, en effet, au bout de quatre années, Anna Pradine mourut, fauchée comme une belle Heur, parce qu'elle ne pouvait se consoler d'avoir jadis fleuri dans la boue, et de n'avoir pas appartenu toujours à Pierre Hostellier.
Le grand artiste fit mieux que d'aller chercher sa bien-aimée dans les enfers, où nuis chemins ouverts ne conduisent plus. Il ne fut nullement séparé de la très chère compagne ; il continua à vivre avec elle et pour elle, la sentant, la voyant toujours près de lui, avec une acuité de vision que rien ne troublait, puis qu'ils étaient seuls ensemble dans la nature, où il y a assez de jour et de lumière pour que nos yeux n'y soient pas voilés.
Très dissicilement travaillant et restant à la maison, où Anna lui apparaissait frêle et mourante, illuminée encore d'une triste joie, par tous les temps, neige,
pluie ou tempête, Hostellier s'en allait dans les bois, suivi de sa vaillante compagne qui marchait d'un pas agile et gracieux, pensant avec lui, et comme lui cherchant les moyens de fixer sur les toiles la lumière aérienne et d'exprimer l'inexprimable. Parfois, sans parler, mais sûr d'être entendu, il lui demandait : Es-tu lasse ? Elle aussi, en mots qui n'étaient pas proférés, mais qu'il entendait, elle répondait : Non, mon ami, et de nouveau ils marchaient par les âpres sentiers étroits, s'accrochant aux branches, escaladant les roches, et tout à coup ils arrivaient à quelque magnifique ouverture, d'où ils voyaient les arbres se presser curieusement, comme les spectateurs d'un cirque immense.
Un matin, à peine au lever du jour, après une nuit où la neige était tombée sans s'arrêter un instant, Pierre, comme à son ordinaire, parcourait la forêt, avançant à grand'peine, lorsqu'en approchant de ces larges roches, presque plates, qu'on trouve à l'entrée de Barbizon et qui ressemblent à des tombes géantes, il éprouva une sensation affreuse. Celle qui, morte pour tous, était pour lui seul vivante et visible et marchait à côté de lui, Anna Pradine, il lui sembla qu'elle mourait de nouveau, soudainement décolorée et pâlie, et que, mêlée à la clarté blanchissante du matin, avec un regard de désolation et de tristesse, elle s'enfuyait, disparaissait, s'évanouissait dans la lumière. Au même instant, sans avoir eu le temps de réfléchir, il vit à ses pieds, dans la neige et aussi blanche que la neige, pâle, glacée, morte ou mourante, la longue figure d'une femme. Hostellier se pencha sur elle ; elle en était qu'évanouie sans doute, et paraissait respirer encore ;
mais elle était rigide sous les légers habits, devenus haillons, qui étaient déchirés, tordus, collés sur son corps mince ; et c'est en vain que le peintre tenta de la faire revenir à elle et de la réchauffer de son souffle. Il la prit alors dans ses bras, étonné, quoiqu'elle ne fût nullement maigre, de la trouver si légère, et sans effort, il la porta jusque chez lui, sentant avec horreur sur sa joue le contact du visage de cette femme et de sa chevelure gelée.
Du temps que Pierre Hostellier recevait quelquefois un ami, et n'avait pas connu encore Anna Pradine, il avait à donner une chambre toujours prête. Pour la première fois depuis bien longtemps, il rouvrit les volets de cette chambre, et c'est là, devant la flamme d'un grand feu, que, débarrassée de ses loques, essuyée et frictionnée par Pasquet, vêtue d'une chemise de flanelle appartenant à Pierre, et enveloppée de chaudes couvertures, la femme évanouie reprit enfin connaissance. On la coucha dans le lit, sous d'épais duvets, et après avoir bu, par gorgées d'abord, un grand verre de vin chaud, très épicé et brûlant, elle s'en dormit d'un lourd sommeil, pour ne se réveiller que six heures plus tard.
Pendant ce temps, Pasquet avait attelé la jument Gothon à la carriole ; elle était allée à Fontainebleau et elle en était revenue, rapportant du linge et des vêtements de femme, et une petite valise. La malade venait d'ouvrir les yeux ; on la fit déjeuner d'abord, avec précaution ; et Pierre Hostellier, qui avait hâte de se débarrasser d'elle, l'interrogea, lui demanda par quelle suite de circonstances il l'avait trouvée ainsi en pleine forêt, dans le neige, glacée et à demi morte.
Mais le récit même qu'elle fit, et dont la vérité putsembler douteuse, persuada à Pierre qu'il avait accueilli chez lui une dangereuse hôtesse, qu'il était urgent de renvoyer au plus vite.
Elle se nommait Manette Sirvanne. A ce quelle dit, elle était venue à Barbizon avec deux jeunes peintres, Flavien et Lorémy, pour un jour, en camarade, pour leur tenir compagnie pendant qu'ils feraient une étude de paysage d'hiver et d'arbres dénudés. Le soir, après le dîner, ils l'avaient pressée de questions à propos d'une amie à elle, d'une certaine Florestine qui les trompait tous les deux, et Manette, maladroitement, ne se défiant pas, avait dit ce qu'elle savait. Les deux jeunes gens alors, pris de fureur, avaient voulu s'entre-tuer ; mais dans un moment d'accalmie, ils avaient tourné leur rage contre elle, et l'avaient chassée de l'hôtellerie. Ils lui avaient, il est vrai, offert de l'argent pour qu'elle pût se loger chez le cabaretier voisin. Mais cet argent, elle l'avait fièrement refusé, et elle avait marché jusqu'à la forêt où, pour attendre le matin, elle avait espéré trouver un abri sous quel que roche creuse. Cependant la tempête de neige l'avait surprise, et glacée, aveuglée, fouettée par la rafale, mouillée jusqu'aux os, elle était tombée à la place où Pierre l'avait trouvée, évanouie.
Cette histoire ne dit rien de bon au peintre, et malgré ses atténuations voulues, il lui sembla que Manette y avait joué un assez vilain rôle. D'ailleurs, il n'avait pas besoin de cette raison pour vouloir retrouver le silence ami et délicieusement vivant de sa chère solitude.
— Eh bien ! dit-il, vous ôtes maintenant guérie et réconfortée ; Pasquet vous a apporté du linge et des vêtements, et voici le petit argent nécessaire à votre voyage. Moi, je sors, je vais travailler, et comme je ne vous retrouverai pas à mon retour, je vous dis adieu.
— Oh ! fit Manette, je me sens bien faible et souffrante, encore brisée de cette nuit horrible ; je vous prie de vouloir bien encore me garder quelques jours.
— Non, dit Pierre.
— Eh bien ! dit Manette d'une voix suppliante, jus qu'à demain. Je vous en prie, monsieur Hostellier !
— Ah ! dit Pierre de plus en plus blessé, vous me connaissez ?
— Oui, dit Manette, autrefois, du temps que vous veniez encore à Paris, je vous ai rencontré quelque fois avec vos amis ; mais vous ne m'avez pas remarquée. Gardez-moi jusqu'à demain. Voulez-vous ?
— Soit, fit Pierre, mais pas plus tard. Il n'y a pas de place ici pour une autre femme que la mienne.
— Mais ; dit Manette avec un méchant sourire iro nique, votre femme est...
— Taisez-vous ! cria Pierre d'une voix farouche. Et il sortit, rouge de colère, sans avoir jeté un regard sur Manette.
Le soir, quand il revint pour dîner, cette audacieuse fille, trompant la surveillance de Pasquet, s'était introduite dans l'atelier et en avait effrontément pris possession. Elle avait éparpillé les livres et elle les avait laissés ouverts ; elle avait remis de face les études tournées contre le mur, et s'était amusée de tout, décrochant les bibelots et dépliant les étoffes. En la trouvant là, Pierre fut profondément irrité; cependant il se calma, pensant qu'il serait enfin délivré, après quelques heures de patience. Pendant tout le repas, Manette le tourmenta de paroles caressantes, et ne cessa d'attacher sur lui son œil charmeur et fascinateur ; mais elle eût, plutôt que de le troubler, fasciné une roche dans la forêt. Toutefois, elle ne se tenait pas pour battue. Pendant la nuit qui suivit, le peintre, qui ne s'enfermait pas comme une fillette, et qui dormait la clef sur la porte, s'éveilla en sentant contre son front le frôlement d'un visage froid et d'une chevelure.
— Tonnerre du diable ! dit-il. Et promptement, re poussant Manette, qui était ingénument venue en chemise, il alluma une bougie. En deux minutes, il eut passé ses vêtements et allumé sa pipe.
— Allez-vous-en ! dit-il.
— Eh ! dit Manette Sirvanne, fixant sur lui sa prunelle pleine d'étincelles d'or, toutes les femmes sont pareilles pour mentir, trahir et tromper, et si je suis agile et mince, je ne suis pas plus laide qu'une autre ! Ah ! tenez, je l'ai bien connue, votre Anna Pradine. Quand vous l'avez prise, si elle ne l'aimait pas, elle se laissait aimer par Georges Rouverol, un jeune homme de dix-huit ans, à la blonde chevelure, beau comme un ange. Le jour où elle a dû partir avec vous, il se tordait à ses pieds, il pleurait ; il avait à la bouche une rose écume de sang, car il mourait de la poitrine. Il criait : Je ne veux pas ! Non, je ne veux pas ! Je me le rappelle bien, j'étais là. Elle vous a aime, la belle malice ! mais moi je saurais vous aimer, aussi bien qu'elle.
Pierre Hostellier prit Manette sous son bras, comme un paquet, et ayant ouvert la porte, la jeta devant la maison, sur un tas de neige.
— Oh ! dit Manette, il ne fait pas jour encore. Vous n'allez pas me laisser là! J'y mourrais. — Eh ! dit Pierre, crève donc, vermine ! Et ayant fermé à double tour la porte de sa maison, il s'en alla, d'un pas tranquille, vers la forêt.