Le Lion et le Rat Banville

Le poète Robert Cély, dont tout Paris admire les caressants yeux bleus et la fauve chevelure léonine, possède l'intelligence rapide et la bonté infinie résultant naturellement de l'esprit d'ordre, que développe en nous l'habitude de bien rimer. Le soir où l'on allait représenter pour la première fois le drame de François Coppée, Les Jacobites, Cély cravaté de blanc, vêtu d'un habit noir très réussi, était commodément assis dans un fauteuil bien placé, lorsqu'il vit à l'entrée de l'orchestre une petite actrice de l'Odéon, en core inconnue, Anna Miquel, tendant sa tête avec des airs de souris désolée et tâchant vainement de se frayer un passage à travers les hommes féroces groupés en tas devant la porte. En suivant les yeux de la fillette, Robert n'eut pas de peine à reconstituer le drame, et pour cela il n'y avait pas besoin d'être un grand clerc. Miria, l'amant de la petite Miquel, était dans une loge avec une femme très parée, aux yeux hypocrites. Évidemment Anna se disait que si elle pouvait être là, rester, faire tête à l'orage, on ne lui prendrait pas son bien ; mais elle n'avait pas de place, l'ouvreuse la pressait déjà de propos comminatoires, et elle allait être forcée de se retirer, la mort dans le cœur, comédie terrible qui, les soirs de première représentation, se joue souvent dans la salle. Cély se leva, résolument gagna la porte en marchant sur ses voisins, comme sur des ennemis vaincus, et indiquant la place et le numéro de son fauteuil, l'offrit à Anna, qui le remercia, en levant vers lui des yeux célestes. A son inestimable présent, le poète joignit meme encore le don d'une petite boîte de caramels, qu'il avait apportée dans sa poche, pensant que si la petite actrice avait du chagrin, elle pourrait du moins croquer du bonbon. Puis il rentra chez lui, le cœur léger, et après avoir endossé une vareuse écarlate, se mit à faire de la copie pour la Revue Mondaine.

Naturellement, en honnête homme qu'il était, Robert Cély avait tout à fait oublié sa bonne action. De puis lors, il avait publié de très belles choses et il était devenu presque célèbre ; mais depuis quelque temps, fustigé par un amour cruel et tyrannique, il perdait son courage et quelque chose de son génie. Quant à Anna, qui, elle, au contraire, n'avait pas oublié la soirée de l'Odéon, le succès, la richesse, le talent même qui lui étaient spontanément venus, l'avaient transfigurée ; sa charmante tète brune avait pris un accent gai et spirituel, et sa maigreur primitive avait été remplacée par le plus gracieux embonpoint, n'excluant nullement la sveltesse. Elle n'avait pas fait la connaissance de Cély, elle ne lui avait jamais parlé, ni de loin adressé un sourire ; elle lisait ses poèmes, le suivait par la pensée, s'intéressait a tous ses efforts, et gardait pour lui une profonde reconnaissance ; mais elle estimait qu'une femme se montre surtout bonne pour un homme en n'entrant à aucun titre dans sa vie. Et, très probablement, elle ne se fût jamais départie de cette rare discrétion, si une circon stance imprévue n'eût entièrement changé et retourné ses plans de conduite.

Tout dernièrement, à ce môme Odéon, pendant la première représentation du Songe d'une nuit d'été, Anna, qui étouffait dans la salle, sortit au premier entr'acte, et pour respirer, demeura un instant dans un corridor, appuyée à la muraille, près d'une loge dont la porte était entrouverte. Elle entendit alors vague ment les voix de deux femmes qui Causaient dans la loge, et sans doute elle ne les eût pas écoutées, si à plusieurs reprises le nom de Robert Cély n'eût été prononcé dans cette conversation. Alors d'un coup d'œil rapide Anna regarda, reconnut la jolie Caroline Prest, que tout le monde savait être la maîtresse de Robert, et près d'elle sa très fidèle amie, Aventurine. Dès lors, elle écouta au contraire d'une oreille attentive, et elle ne dut pas se repentir d'avoir employé ce vieux moyen de comédie.

— Oui, ma chère, disait Caroline Prest, je ne sais pas si j'aime Robert, et il est bien probable qu'il en est ainsi ; mais ce qu'il y a de très certain, c'est que je l'exècre, et je veux lui faire subir mille tortures. En un mot, c'est le seul homme qui me plaise, j'en veux faire un amant de toujours, et qui sait ? peut-être un mari. Aussi dois-je le façonner, le pétrir, le voir à mes pieds dompté, vaincu, soumis, souple comme un gant. Ah ! j'ai raffiné dans le supplice ! Je l'ai d'abord bien soûlé d'amour, bien empêché de travailler. Puis, quand il a été ivre fou de ma chair, je l'ai quitté brutalement, sans argent et sans espoir. Note qu'il a perdu toutes ses relations, et qu'il ne connaît plus une femme sur la terre. 11 n'a aucun moyen de se procurer un seul sou. Ses bijoux sont au Mont-de-Piété, il a vendu chez lui les objets superflus et même nécessaires, et il ne placera pas un feuillet de copie ; car j'ai donné mes ordres à Lauriez, le directeur de la Revue Mondaine, qui n'a rien à me refuser, à charge de revanche ! Oui, chère Aventurine, il faudra que Robert me pleure dans la désolation, dans l'oubli, dans la hideuse pauvreté, dans le noir, dans le froid, et qu'il mange sa faim et boive sa soif ; après quoi, lorsque je trouverai le moment venu, j'apparaîtrai comme un ange ! Ne trouves-tu pas ça bien machiné?

Après avoir entendu ces horribles paroles, la bonne Anna Miquel n'attendit pas la réponse d'Aventurine. Très volontiers, elle eût de ses petits doigts étranglé la cruelle Caroline Prest ; mais pour le moment elle avait bien d'autres chats à peigner, et c'est ce dont elle s'occupa tout de suite. Par bonheur, le directeur de la Revue, Lauriez, errait justement dans le corridor ; tout d'abord, Anna Miquel eut avec lui une conversation rapide, mais décisive. Puis elle aborda la rieuse Flavie, et serinée par elle, cette line mouche alla insinuer à Caroline Prest, que le lendemain, dans l'après-midi, elle ferait bien d'aller chez son amant, où elle verrait sans doute une pièce curieuse.

Le lendemain, dès le grand matin, Robert Gély s'éveilla glacé, la tête brûlante, plus désespéré que jamais, en proie à toutes les démences funèbres de l'homme quitté, et n'osant faire ouvrir ses rideaux, de peur de voir l'abominable jour. Mais un violent coup de sonnette retentit, et le petit domestique Triolet entra, apportant une lettre. Elle était de Lauriez, qui avait mis dans l'enveloppe trois billets de mille francs, bien propres et neufs, et qui demandait à Robert, non pas un roman, ou une nouvelle, ou un article d'érudition, mais des vers lyriques ! 11 faisait beau, un rayon de soleil entrait à travers les vitres, et Robert se sentit déjà un peu consolé, songeant qu'il allait écrire des strophes, ce qui est la joie suprême. Mais il ne devait pas en écrire ce jour-là. Une seconde fois la sonnette carillonna, et les deux femmes à qui Triolet ouvrit la porte, ce furent Anna Miquel et sa femme de chambre Cléone, que la jeune actrice avait surnommée ainsi par jeu, en souvenir des confidentes de tragédie.

Avant tout, Anna Miquel aboucha Cléone avec le jeune Triolet, car ces deux serviteurs de la fantaisie avaient à s'occuper ensemble à mille soins, et de plus, devaient recevoir les commis par qui seraient apportés des lingeries, des rideaux, des tapis, des vaisselles, des bibelots divers, puis les marmitons chargés du festin, et le sommelier choisi pour veiller sur les vins précieux. Cette présentation faite, Anna Miquel, sans être annoncée, entra dans la chambre de Robert Cély. Elle marcha vers lui et, comme entrée de jeu, avec ses fraîches lèvres de rose baisa les yeux brûlants du poète. Doucement, d'une voix attendrie, elle lui rappela ce qu'il avait fait jadis pour elle, comment il l'avait sauvée et secourue dans un grand chagrin d'amour, et elle réclama le droit d'intervenir à son tour dans la vie de Robert, à présent qu'il était malheureux. Elle parla avec émotion, avec une sympathie vraie, avec bonté, sut trouver les mots qui persuadent, et comme on va le voir, elle n'eut pas à regretter d'avoir perdu ses peines.

Il était environ une heure, lorsque Caroline Prest arriva, tragiquement vêtue de noir. Sans bien se l'avouer, elle avait la crainte et vaguement l'espoir aussi d'assister à un drame ; tout en éloignant cette pensée, elle s'imaginait que Robert Cély aurait un peu bu quelque fiole de poison, ou joué imprudemment avec quelque revolver. Tout au moins, elle se flattait de le trouver affamé et mortellement triste, dans une chambre sans feu, et cherchant dans les coins des bribes de tabac en poudre, pour en rouler d'impossibles cigarettes. Mais le spectacle qu'elle vit, quand Triolet l'introduisit, non sans emphase, ne ressemblait pas du tout à cette esquisse, brossée par sa colère. Le cabinet de travail du poète avait été entièrement métamorphosé. Aux fenêtres s'accrochaient des rideaux de vieux damas, délicieusement roses ; partout, sur les tables et sur le parquet, avaient été jetés de nobles tapis d'Orient ; des cuivres bosselés accrochaient. point la lumière, des verreries chantaient leurs notes de pierres précieuses ; dans la cheminée dansait une belle flamme de topaze et d'azur, et de tous les côtés, des fleurs à profusion montraient leurs tendres couleurs, leurs blancheurs de neige et les grands calices écarlates. Assis à une table couverte d'une nappe de Flandre à plis visibles, Anna Miquel en robe maïs, Robert Cély en costume de chambre d'un bleu lapis venaient de boire le café, savouraient maintenant, lui, du tafia blanc, elle un verre d'eau-de-vie du Cap ; le poète fumait du tabac d Orient, et tous deux montraient leursdents blanches ;cesdeux convives offraient
l'image d'une parfaite joie. Desservis d'ailleurs sur une console antique, les restes du festin, le champagne dans les seaux de glace, une truite à taches roses, quelques ortolans, un pâté de foie gras éventré et tigré de truffes, des confitures de roses et d'épines-vinettes, des grenades ouvertes et sanglantes, et toutes les gimblettes adorées des rimeurs, attestaient qu'on avait bien déjeuné. Anna Miquel n'était pas dépeignée, sans doute, mais je ne sais quel vent de folie soufflait dans sa chevelure, et elle était tout juste assez vêtue pour ne pas sembler déshabillée. Quant à Cléone et à Triolet, ils vaquaient à leur service avec une correction rhythmique et théâtrale. Anna Miquel se leva de table avec une aisance parfaite et avec un air de gracieuse bonne humeur.

— Si vous me trouvez ici, dit-elle à Caroline Prest, c'est parce que vous aviez quitté Robert Cély, ainsi que personne ne l'ignore. Mais puisque vous voilà, je vous cède volontiers la place, car je ne suis, moi, qu'une amie...

— À la bonne heure, dit Caroline d'un air défiant, semblant croire que, ce matin-là du moins, Anna Miquel avait été pour le poète tout autre chose qu'une amie, et sur ce point, elle ne se trompait nullement. Anna mit son chapeau, serra fraternellement la main à Robert, et sortit, directement suivie de Cléone, comme dans les tragédies du répertoire. Caroline fit contre fortune bon cœur, elle sut très bien dire, avec un accent de sincérité suffisamment vraisemblable

— As-tu pu vraiment croire que je t'avais quitté! Mais elle n'était tranquille qu'à demi, et elle sentait dans cette maison comme une odeur de chair fraîche, qui
ne la rassurait pas. Pour plus de certitude, elle envoya Triolet se promener par la ville, voulant, si on sonnait, ouvrir la porte elle-même, et ce ne fut pas une sinécure. En effet, à de très rapides intervalles, se succédèrent trois femmes magnifiquement belles et parées, bien moins semblables à des femmes auteurs qu'à la reine Sémiramis ou à l'amazone Antiope. La première venait offrir à Robert un petit livre de contes mondains ; la seconde voulait soumettre à son appréciation des dizains manuscrits, composés à la manière de Clément Marot, et la dernière enfin désirait le consulter sur des essais de pantoums. Caroline prit le livre et les petits cahiers, et congédia les femmes ; mais la dernière visiteuse fut plus tenace que les autres, et elle voulait absolument savoir quand Robert serait visible.

— Eh bien ! dit Caroline furieuse, ce sera la semaine des quatre jeudis !

Et elle ferma la porte sur le nez de la belle personne. Mais elle avait la puce à l'oreille, et désormais elle fila doux, comprenant que si elle laissait traîner son poète, on le ramasserait dans les cinq minutes, comme un billet de banque. Robert Cély ne tarda pas à aller remercier Anna Miquel. Il lui devait plus qu'il ne pensait, car il aimait toujours Caroline Prest ; mais, sans qu'il se l'avouât, elle avait déjà perdu pour lui beau coup de son prestige.

— Oui, lui dit Anna, entr'ouvrant ses lèvres de rose, pour ronger les mailles du filet où t'avait emprisonné ta cruelle amie, il a sufsi d'une de ces petites dents-là. Mais vois, cher enfant, si jamais elle te refait des misères, j'en ai comme ça trente-deux à ton service, brillantes, fortes, mignonnes, un peu aigues, blanches comme la neige, et que n'a jamais touchées l'outil du dentiste !





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