Le Chameau et les bâtons fltotants Banville

En ce temps-là, il y eut une semaine incolore et vague, où Paris faillit crever d'ennui et avaler sa langue. En effet, pendant huit jours, il n'eut pour se distraire ni une première représentation passionnante, ni une catastrophe, ni une grande dame s'enfuyant avec son cocher, ni une apparition de livre physiologique, étudiant le vice des uns pour en dégoûter les autres, ni un seul bourgeois assommé sur le boulevard des Batignolles, par un don Juan ambulatoire. Paris, sérieusement inquiet commençait à devenir, selon l'expression heureuse de Félix Pyat, un immense Carpentras, lorsqu'un amiral, revenant des mers de la Chine, eut la bonne pensée d'offrir au Jardin des Plantes un chameau entièrement blanc. Sauvés, mon Dieu ! Il fut alors tout à fait obligatoire d aller voir le chameau, auquel les belles dames portaient des petits pains qu'une boulangerie viennoise fabriqua exprès pour cet usage. Un poète sans ouvrage composa même une symphonie du Chameau, dans laquelle le doux animal était comparé au lys, à la colombe, à la neige des cimes, et même à la triomphante blancheur des bien-aimées.

Mais pour l'univers géant, qu'est-ce qu'une si petite proie ? Paris, en moins de cinq minutes, eut achevé de dévorer le chameau sans tache, et il lui fallait autre chose à se mettre sous la dent. C'est alors que la presse montra son génie ; car, à point nommé et dès qu'il le fallut, elle accoucha d'une merveille. À la fois dans tous les journaux et dans toutes les Revues, éclata la gloire de la célèbre cantatrice Valéria Zaphir, née en Dalmatie, à Spalato, follement belle, riche à millions, ornée de diamants fabuleux, qui chantait comme une Falcon ressuscitée, domptait les pianos, comme Liszt, et rendait les chevaux sauvages plus doux que les agneaux familiers. Cette grande artiste, dont le regard brûlait les âmes, pareil à un charbon de feu, avait inspiré des passions farouches, et désespéra par ses refus un prince royal, qui passa pour être mort de maladie, et s'était frappé au cœur d'un coup de couteau. Mais Valéria Zaphir était vierge et voulait rester vierge ; jamais les lèvres d'un homme ne toucheraient le bout de ses ongles, et le mariage môme, dont elle avait horreur, lui faisait l'effet d'une horrible souillure. D'ailleurs, charmer les foules, voir agenouillés devant elle des héros aux mains teintes de sang, revenir sur les scènes à travers des montagnes de fleurs, atteler à sa calèche des ducs qui prenaient la place des chevaux, suffisait à ses désirs ; il lui plaisait d'être celle qui embrase tout et qui cependant reste pure et froide, comme un ruisseau de cristal.

Les cercles, les clubs, le Tout-Paris réclamèrent impérieusement Valéria, et le directeur de l'Opéra, Malfroy, fut mis en demeure de se la procurer au plus vite. Mais pareil au Guillotiné par Persuasion de Chavette, ce vieux Parisien avait de la méfiance ; il ne croyait pas du tout aux génies inconnus, croyait aux génies connus avec beaucoup de restrictions, et redoutait ce qui vient de l'étranger, comme un chat échaudé craint l'eau froide. 11 résista donc tant qu'il put, mais le monde s'exaspéra, la presse se fâcha ; Malfroy fut traité sévèrement, et son refus de montrer mademoiselle Zaphir fut présenté comme une façon de pactiser avec les vieux partis, et de boire la sueur du peuple. On mit en cause le gouvernement lui-même. On l'accusa de mépriser Mozart et Gluck, d'étouffer l'éclosion du grand art, si bien que le ministre fit venir Malfroy, et lui lava la tête de la belle façon. Tout de suite et sans raisonner, le directeur dut envoyer à Valéria Zaphir une lettre suppliante, accompagnée d'un engagement en blanc, qu'elle remplirait à sa guise. La réponse ne se fit pas attendre. Valéria annonça qu'elle viendrait à Paris, parce que telle était sa volonté, mais elle ne renvoya pas l'engagement. Elle chanterait à son heure, quand et comme elle voudrait, et après s'être fait entendre par le public parisien, dicterait ses conditions, qui ne devaient pas être discutées.

Le jour, où, annoncée par les mille trompettes des journaux, la grande cantatrice arriva enfin, la gare se trouva plus encombrée que s'il se fût. agi d'un souverain. Accompagnée de quelques femmes de chambre et d'un hideux vieillard aux cheveux ébouriffés, chaussé de bottes molles, qu'on sut être son prosesseur Macchioro, Valéria descendit au Grand-Hôtel, dont le propriétaire dut requérir des sergents de ville et des gardes de Paris, pour contenir la foule. Immédiate ment, et sans lui donner le temps de boire un verre d'eau, les plus fameux reporters vinrent interviewer mademoiselle Zaphir, qui leur répondit avec une fougue sauvage et charmante, dans un français mêlé de toutes sortes de mots exotiques. Elle leur raconta des histoires probablement vraies, mais à dormir sur un paratonnerre ; des villes renversées par des tremblements de terre, et qu'elle avait reconstruites ses frais, des vampires de Garinthie et d'illvrie guéris par ses chants, ses voyages à travers les steppes, avec des princes en uniforme galopant aux portières de son carrosse, de vastes forêts incendiées pour éclairer sa route, et des fêtes données pour elle dans un palais de glace, où sa statue, faite avec de la neige et assise sur un trône de neige, recevait les honneurs divins.

Assiégée par les agences, par les marchands de toute sorte, dès le lendemain Valéria était installée dans un hôtel de l'avenue de Villiers, magnifiquement meublé, peuplé de valets sans nombre, encombré de plantes rares, où les connaisseurs admiraient des chevaux de race, des voitures irréprochables, et où il y avait môme de beaux livres, en éditions rares et précieuses. Mademoiselle Zaphir était si vraiment grande dame que l'argent ne semblait pas exister pour elle ; de fait, elle ne donna pas un sou à ses fournisseurs ; tous, ils tremblaient de se voir jeter à la face des tas d'or et des liasses de billets de banque, et ils se faisaient tout petits pour ne pas subir un tel affront. Le cuisinier lui-même fournissait de sa bourse aux dépenses de la table, et ce grand capitaliste était enchanté d'avoir trouvé un emploi si avantageux de ses fonds.

Quand Valéria ne se promenait pas en voiture, ou à cheval, accompagnée par le grotesque Macchioro, qui cavalcadait à ses côtés, elle était chez elle, étendue sur des coussins, sa noire chevelure dénouée, ou tressée avec des diamants, vêtue d'étofses bizarrement brodées. Les plus élégants jeunes gens lui formaient une cour, et dans ce palais d'oisiveté, on goûtait du matin au soir, en mangeant des mets inconnus dans des assiettes d'or, et en buvant des breuvages de glace ou de flamme, assaisonnés de condiments raffinés et barbares. Parfois, suppliée, mademoiselle Zaphir se mettait au piano, qu'elle épouvantait d'une violente caresse, et avec une verve extraordinaire, entamait, dans une langue étrange, un couplet de chanson. Mais presque toujours, au bout de quelques mesures, elle s'arrêtait pour allumer une cigarette de tabac d'Orient, et ne continuait pas. Tandis que Macchioro, toujours botté, grondait comme un ours, les courtisans de Valéria lui disaient des madrigaux à réchauffer les étailes ; mais aucun d'eux n'eut le droit de toucher sa main, car sous le rapport de la chasteté, la cantatrice était implacable, comme la grande Élisabeth.

Malfroy venait tous les jours, et parlait de l'Opéra ; mais alors, il était reçu comme une chien dans un jeu de quilles. Cependant, il fallut en finir, car le ministre le menaçait d'une destitution. A force de flatteries hyperboliques, le directeur décida la grande artiste, et elle prit jour pour répéter le rôle de Valentine, des Huguenots. S'il y eut jamais des mortels stupéfaits, ce furent les artistes, l'accompagnateur, les chefs de chant, les musiciens de l'orchestre, qui prirent part à cette répétition. Valéria avait de beaux cris, des élans imprévus, et parfois elle disait une phrase avec quelque chose qui ressemblait à de l'inspiration ; mais son chant, dénué de rythme, échappait à toute règle, à toute mesure ; et de plus, dédaignant tout à fait la mise en scène réglée, Valéria entrait et sortait, non par les portes, mais en traversant ce qui aux yeux du spectateur doit paraître une muraille pleine. Enfin, avec une voix merveilleuse, étendue, flexible, d'un timbre d'or, elle n'avait pas d'oreille, et chantait faux ! Le chef de claque, dont nul n'eût osé contester l'expérience, déclara que la représentation n'irait pas au delà du second acte ; tout le monde, au théâtre, fut de son avis. Mais en vain Malfroy essaya de ne pas faire débuter Valéria Zaphir ; il fut alors traité si du rement qu'il dut céder et affronter l'événement. Cette soirée, dont on s'est souvenu longtemps, fut un désastre inconnu dans les annales de l'Opéra. On siffla, on imita les cris d'animaux, on cassa les banquettes devant l'aristocratie épouvantée, et en quittant le théâtre, Valéria, dans sa voiture, fut reconduite par une foule qui hurlait des invectives et des refrains obscènes.

Le lendemain, inutile de le dire, les journaux traînaient Malfroy dans la boue, l'accusant de s'être moqué du monde, et en même temps, acharnés comme une armée en campagne, les créanciers envahirent l'hôtel de l'avenue de Villiers et, séance tenante, voulurent régler leurs comptes. Par un accord amiable, chacun d'eux reprit d'abord ce qu'il avait fourni ; mais, en outre, il fallait de l'argent pour les désintéresser. Il en fallait pour le propriétaire, pour les valets, pour les fournitures du cuisinier, et Valéria n'avait que deux cents francs chez elle ; quant à ses admirateurs, ils s'en étaient enfuis si loin, qu'un cheval de course, lancé à toute volée, n'en aurait pas rattrapé un seul. Une violente dispute éclata entre mademoiselle Zaphir et son prosesseur Macchioro, qui mutuellement se reprochèrent ces catastrophes, et qui après s'être injuriés, se battirent comme deux crocheteurs, en se criant leurs vérités. À la grande joie des créanciers, on sut par leurs propres aveux que le vieux singe en bottes molles était l'amant de son élève, et que Valéria était vierge comme elle était cantatrice, à un point de vue purement décoratif. Les marchands annonçaient l'intention de déposer contre les deux bohèmes une plainte en escroquerie, et ils n'y eussent pas manqué, si une diversion imprévue ne fût venue changer l'aspect de ce drame bouffon. On annonça Couturaud, le directeur du Parthénon-Comique, et ce bon garçon au teint rouge consola les créanciers, en leur donnant l'espoir de rentrer dans leurs débours.

— Madame, dit-il à Valéria, votre gloire est cassée, mais les morceaux en sont bons ! L'Opéra, c'est le vieux jeu, et la vie est maintenant au Café-Concert, où on n'entend pas Les Huguenots, et où on boit des chopes ! Débutez chez moi, je chaufferai le succès par des moyens de publicité qui m'appartiennent, que les théâtres nationaux ne connaissent pas, et le diable en prendra les armes. J'ai dans mes cartons, et elle vous ira comme un gant, une chanson, déjà autorisée par la censure, qui avait sans doute la ber
lue. C'est intitulé Cœur-de-Zinc, et là dedans tous les mots sont au picrate, avec une musique voluptueuse et féroce. Enfin, je vous ferai dessiner par Bugne un costume de bal où tout sera décolleté, et avec lequel vous aurez l'air d'un serpent écarlate, taché d'or et de vert-de-gris. — Messieurs, ajouta-t-il en s'adressant aux créanciers, ne déposez pas la plainte, il y a là une fortune, et je vous invite ! J'ai entendu mademoiselle Zaphir, et ce qui était des défauts à l'Opéra sera des qualités chez moi, où il s'agit surtout d'avoir le feu dans le ventre. En attendant le soir du triomphe, je logerai la grande artiste (avec son bon ami et ses femmes de chambre, car je ne suis pas regardant, dans une maison meublée qui m'appartient, et où elle trouvera une cuisine de famille !

Couturaud connaît le public comme s'il l'avait fait : Valéria, chantant Cœur-de-Zinc avait toutes les chances possibles de faire fanatisme au Parthénon-Comique, et de produire sur les spectateurs l'effet d'un philtre effréné. Cependant il n'en fut pas ainsi, l'actrice et la chanson touchèrent à côté du but, et la défaite de l'Opéra devint ici une déroute. Valéria se fût sans doute vue forcée de licencier ses servantes, et d'aller chanter dans les cours des maisons, où son cornac aurait joué de la guitare ; mais un agent dramatique de sac et de corde l'engagea en représentations pour la petite ville de C**‘, où une troupe nomade donnait des représentations lyriques. La spéculation consistait à mettre sur l'affiche : Mademoiselle Valéria Zaphir, premier sujet du Grand Opéra de Paris... Mais le maire de C**\ qui lit les journaux, parut vouloir mettre opposition à ce scandale.

— Mademoiselle, dit-il à Valéria, vous n'avez aucun droit à prendre cette qualité. Cependant, ajouta-t-il en s'approchant, comme Tartufse touchant la robe d'Elmire, tandis que Macchioro en bottes molles jetait sur lui des regards de Caraïbe, il y a toujours moyen de s'entendre avec une jolie femme !





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