Le Cygne et le Cuisinier Banville

Bien qu'il eût fait d'excellentes études universitaires et remporté des prix nombreux au concours général, le jeune Jean Rallu exerça la prosession de son père, chef des cuisines de M. le duc de Fulcran, et devint lui-môme un excellent cuisinier. Après avoir servi quelque temps chez le comte de Soulaine, neveu du duc, il ouvrit, sur le boulevard Poissonnière, le restaurant du Café Jean, dont la vogue ne tarda pas à devenir immense. En effet, dédaignant le public de pas sage, dont l'enfantine curiosité exige des mets sophis tiqués, Rallu s'adressa surtout aux vieux Parisiens, célibataires endurcis, qui trouvèrent chez lui des vins réels, des poissons et des viandes irréprochables, et quatre ou cinq plats de province, ingénieusement renouvelés et retrouvés, dont Rallu sut enseigner le secret à ses chefs de cuisine. Enfin, ayant gardé d'excellentes relations avec les jardiniers du comte de Soulaine, il se procura les fruits et les légumes dans les cultures de son château, situé à dix lieues de Paris.

Le succès du Café Jean fut tel, que son propriétaire put vendre son fonds et se retirer, à trente-cinq
ans, après fortune faite. Deux raisons l'engagèrent à cette abdication, en plein triomphe et en pleine gloire. Rallu, lorsqu'il se retira, était marié depuis deux années, et sa femme Séraphine, âgée de vingt-deux ans seulement, était si magnifiquement, si follement belle sous sa chaude chevelure d'or, que cet homme prudent craignit de s'exposer à un sort fatal en la laissant dans un comptoir, au milieu du rayonnement des yeux fixés sur elle. Il l'en tira donc ; mais, ce fut, à vrai dire, la précaution inutile, car en butte à trop d'adorations pour savoir les repousser toutes, l'aimable et gaie Séraphine avait depuis longtemps écorné par de généreuses aumônes le plus précieux trésor de son mari. Cependant, la part qu'elle sut lui garder fut sans doute encore assez belle, car régalé à plaisir des mets les plus savoureux, le cuisinier était content de son sort, et ne s'aperçut jamais qu'on lui eût rien dérobé.

L'autre motif qui décida Jean Rallu à céder sa clientèle, c'est que depuis longtemps, depuis toujours, il cachait et couvait dans sa poitrine de liantes ambitions littéraires. Son rêve était de gouverner, de régenter les romanciers, les philosophes, les économistes, les ouvriers du vers et de la prose, comme il avait fait des rôtisseurs, des frituriers et des entremétiers du Café Jean, qui redoutaient le froncement de son sourcil jupitérien. La Revue des Deux Mondes n'avait pas alors atteint le degré de prospérité où nous la voyons et, sans être taxé de folie, un homme habile pouvait tenter de lui faire concurrence. Jean Rallu fonda la Revue Modérée, dont il installa les bureaux dans la rue Séguier ; et tout de suite, il rassembla autour de lui un public fidèle, en préconisant, aussi bien à propos de la littérature que de la politique, les opinions moyennes, qui n'effrayent personne. Il groupa des écrivains honorables, bien posés, autant que possible, peu illustres ; et enfin, il eut l'art de sacrifier à l'amusement encore moins que sa célèbre devancière. Toujours obéi à la Halle, chez les grands marchands, et au château de Soulaine, Rallu donna des dîners d'évêque, et les hommes éminents affluèrent dans son salon, où bonne, pleine d'esprit et trop fine pour être jamais soupçonnée, la belle Séraphine, qui sut s'entourer de jolies femmes, fit quelques heureux et de nombreux académiciens.

De son premier commerce, Rallu avait gardé cette notion primordiale, que pour avoir de bonne marchandise, il faut la payer. Aussi payait-il très bien la copie, et ses rédacteurs jouissaient d'une opulence relative. Par exemple, ils eussent été mal venus à réclamer du maître le respect de leur pensée et l'intégrité de leurs textes, car le directeur autoritaire n'aurait môme pas compris ce qu'ils voulaient dire. Une fois en face du papier écrit, Rallu remaniait, taillait, rognait, émondait, mettait le commencement à la fin et la fin au milieu, et môme, ne se faisait aucun scrupule de transfigurer entièrement l'œuvre, et de faire du dieu une table ou une cuvette.

Il n'était pas rare que, sous ses mains, une nouvelle romantique, frémissante d'amour, devînt une étude sur la pêche de la morue aux îles Saint-Pierre et Miquelon, et qu'un article sur l'unité monétaire se changeât en une généalogie des divinités phéniciennes. C'était à prendre ou à laisser ; l'auteur n'avait pas un mot à dire, et il ne songeait pas à réclamer. Je suis un cuisinier, disait Jean Railu ; vous m'apportez des éléments, je les mets en œuvre, et le reste me regarde, puisque c'est moi qui tiens la queue de la poêle ! Est-ce que les carottes, les navets et les autres légumes ont à s'inquiéter de savoir s'ils serviront à parfumer un pot-au-feu ou un haricot de mouton ? L'essentiel pour eux, c'est qu'on les mange.

Mais surtout, l'opération qui pour Rallu comportait les plus brûlantes voluptés, c'est celle qui consiste à avoir des feuillets de prose sous sa main, et à y pratiquer des coupures. Armé d'une plume d'oie au bec bien ouvert, avec une pointe très large, il faisait disparaître les mots sous des barres larges, hardies, noires comme l'Érèbe, et alors rien n'égalait sa joie. Classique fervent, il ne trouvait pas assez de régularité dans les dessins des jardins de Lenôtre ; Flandrin lui semblait un peintre luxuriant et prolixe, et il avait fait imprimer pour son fils, encore enfant, un exemplaire des Maximes de La Rochefoucauld et un des Fables de La Fontaine, qu'il avait purgés des choses inutiles. Railu pratiquait des coupures, non seulement dans la prose, mais aussi dans les personnes de ses rédacteurs. Il leur disait à brûle-pourpoint : Que faites-vous de cette barbe ? Et il n'était jamais si heureux que lorsqu'un écrivain, façonné d'après ses conseils, se montrait sans barbe, comme un prêtre, et avec les cheveux rasés, comme un jeune zouave. Sous ce rapport, l'habile directeur n'avait rien pu obtenir de son romancier le plus en vogue, le beau Tancrède Lavanine, qui se parait de joyaux superflus et laissait ruisseler sur sa poitrine une soyeuse et douce barbe de Fleuve. Cependant il n'en était pas moins le préféré de
Hallu, car il était si prolixe, si pyrotechnique, si assembleur de mots à plumets, de phrases vertigineuses, d'épithètes flamboyantes, si audacieusement joaillier de perles bleues et de diamants noirs, qu'une fois courbé sur sa prose, son maître coupait toujours, accumulait les barres en parallèles, en gracieux losanges, en arabesques géométriques, et ne s'arrêtait que lorsque ses poignets brisés et las refusaient leur service et ne lui permettaient plus de tracer des barres.

Un soir Jean Rallu avait dîné chez le ministre ; il y avait été très fêté et très bien accueilli, car tout récemment, dans une circonstance périlleuse et très délicate, il avait su défendre la politique du gouvernement, sans sortir des vagues généralités et sans articuler rien, ce qui est le triomphe de la littérature politique. A ce dîner il parla beaucoup et bien, fut écouté, et apprit officiellement que quelques jours plus tard, il verrait fleurir en rosette le ruban rouge noué à sa boutonnière. Dans sa joie, Hallu se laissa aller à fêter les vins du ministre qui, par le plus grand des hasards, avait une cave sérieuse, et le cerveau envahi par les flottantes fumées, il vit sa rosette, devenue énorme, flamboyer et resplendir dans un ciel entière ment couvert de lignes de copie, striées d'impérieuses barres noires. Mais alors dans sa douce ivresse, il fut tourmenté, brûlé, déchiré par un désir invincible : celui d'opérer des coupures et dans de la copie neuve, et d'y faire des barres ! Justement il avait reçu le matin même un manuscrit de Tancrède Lavanine, contenant la première partie d'un roman intitulé : L'Âme déserte, et d'avance, avec des frissons de volupté, il se voyait taillant là dedans, décapitant les adjectifs, comme Tarquin les pavots, massacrant les phrases incidentes et faisant des mots d'auteur et des redondances un impitoyable carnage.

C'est dans son lit, sur un pupitre volant, ayant près de lui une table jonchée de plumes assassines, qu'il voulait se livrer à cette délicieuse boucherie ; car Rallu, qui ne dormait jamais et qui donnait les nuits entières à ses travaux de coupure, avait fait établir cette installation, et grâce à un ingénieux éclairage, voyait la copie assez distinctement pour ne pas épargner môme un inoffensif monosyllabe. En effet, à peine rentré chez lui, il réalisa son projet de point en point. En traversant le cabinet de travail, il saisit dans ses ongles avides les feuillets de Tancrède Lavanine, et se hâta d'aller se coucher, pour déchirer tranquillement cette proie, au milieu des frémissements du silence. Mais, ô déception ! à peine dépliant les feuillets, Rallu s'aperçut que, dans sa précipitation, il s'était trompé de manuscrit. Un moment, il voulut se relever, retourner chercher son Tancrède ; mais il avait la tète lourde, il était bien dans son lit douillet où le retenait une douce chaleur, et il se décida à lire le manuscrit inconnu qui de lui-même était venu s'offrir à sa colère, quitte à le faire disparaître entièrement sous les barres noires, comme un territoire foulé par les chevaux d'une armée victorieuse. C'était un poème du jeune Lucien Élène, glorieusement intitulé : Le Chemin des baisers.

Rallu commença à les lire, ces strophes débordées de tendresse, d'amour, de joie, de douleur, et aussi tôt il fut enveloppé tout entier par une sensation délicieuse ; à la grossière ivresse des vins succéda en
lui l'ivresse du rythme, et il se sentit comme bercé et caressé dans les ondes sonores. 11 fut emporté dans les sombres forêts où, sous le ciel tendu comme un voile criblé de frissonnantes étailes, dansaient vague ment des chœurs de femmes, scandant de leurs pieds bondissants le vol mystérieux des syllabes. Cette âme du monde, la Lyre, devenue maintenant idéale, il l'entendit, comme aux âges divins, réelle et vivante, et laissant éclater, avec des sanglots, l'hymne triomphal d'allégresse, qui est la voix de tout ce qui respire. Sur un vaste lac d'argent entouré de noirs lauriers, il vit un grand cygne mourant qui se pleurait, les ailes déployées et palpitantes et dont le chant faisait tressaillir les tremblantes gloires de l'azur.

En même temps, comme se réveillait dans son cœur l'adorable martyre du premier amour, Jean Rallu se revit tout jeune, enfant imberbe à la longue chevelure, alors que, fou de désespoir, il se promenait dans les bois de Chaville, avec ses parents et ceux d'Henriette Flammer, et qu'on lui avait confié le bras de la jeune fille. Ils s'étaient égarés tous les deux ; ils arrivaient devant une haie qu'ils ne pouvaient franchir, perdus, muets devant l'obstacle, et là Henriette tomba dans les bras de Jean, et leurs lèvres s'unirent dans un long baiser. Oh ! la chère jeune fille, dont les prunelles brillaient dans l'ombre, de nouveau en lisant les strophes de Lucien Élène, Rallu l'entendit lui jurer qu'elle serait à lui, à lui seul, et il la recommença aussi l'heure d'agonie douloureuse où, dans le coin du salon, froide, souriante, fiancée à un autre, Henriette Flammer lui avait dit qu'il fallait oublier ces enfantillages !

C'est ainsi que, lisant tout Le Chemin des Baisers, Rallu revécut les heures enchantées et mortelles de sa jeunesse, tenant à la main, fraîchement trempée dans l'encre, sa plume à ratures, devenue inutile, et ne songeant plus, elle-même, à tracer des barres noires.

— Non certes, dit-il, en essuyant avec ses mains son visage inondé de douces larmes, non je ne massacrerai pas, je ne meurtrirai pas ce poème, qui m'a rendu ma dix-huitième année, et la vision suave d'Henriette Flammer, dont la bouche enfantine était comme une fraîche rose. Non, sur ces mots mélodieux, qui ont éveillé et réchauffé dans mon cœur le palpitant oiseau Amour, je ne tracerai pas de barres noires. Je ne couperai dans ces vers lyriques ni un adjectif, ni une phrase incidente, ni une préposition, ni un point-virgule, ni un accent circonflexe et, pour dire toute ma pensée, je n'y couperai rien du tout !

Étant donné ce point de vue, Rallu avait à prendre un parti bien simple, qui était de publier le poème tel qu'il était, et sans y changer rien. Mais je lui dois cette justice de dire qu'une telle pensée subversive n'entra pas un instant dans son esprit. Au contraire, dès le lendemain, Élène reçut une lettre ainsi conçue : « Monsieur, j'ai lu avec le plus vif intérêt Le Chemin des Baisers. Il y a dans ces vers beaucoup d'inspiration, d'originalité, de science, et le mérite d'un ouvrier accompli ; mais votre poème risquerait de contrarier, par ses tendances, la ligne politique de la Revue, et tout en y admirant un talent de premier ordre, je dois renoncer à l'accueillir. Agréez, Monsieur, avec tous mes regrets, l'assurance de ma considération très distinguée, — Rallu. »

Mais quelques jours plus tard, Élène reçut de Jean Rallu une seconde lettre, écrite d'un tout autre style, et voici pourquoi. C'est que la belle Séraphine avait trouvé Le Chemin des Baisers traînant dans la chambre de son mari, et l'avait lu, elle aussi, avec des extases et des larmes, mais en se promettant que le poète ne l'emporterait pas en paradis. Rallu invita donc Lucien si un grand dîner, qu'il donnait en l'honneur du Président de la République de Venezuela. En entrant dans le salon, le jeune poète vit tout de suite dans les yeux de Séraphine qu'il avait une amie, et il ne se trompait pas. Lucien Élène devint le rédacteur le plus influent de la Revue Modérée. Et s'il n'y était pas arrivé en suivant la grande route macadamisée et carrossable, il y parvint plus sûrement par le chemin des amoureux, où il y a, dans les haies, des mûres et des églantines, et des oiseaux tachés de bleu, qui chantent comme des poètes.





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