En 1855, deux poètes, Eugène Lafra et Paul Denorus, l'un et l'autre âgés de cinquante ans aujourd'hui, mais qui alors savouraient les espoirs de la vingtième année, débutaient, presque au môme moment, par des œuvres qui tout de suite furent remarquées. Dès que leurs premiers vers excitèrent l'attention, Denorus fut jaloux de Lafra ; il l'est resté, il l'est encore, et on peut présumer qn'il ne guérira jamais. Fils d'un des plus riches notaires de Paris qui, ayant lui-même des velléités artistiques, ne contrariait pas les goûts de son fils, Paul Denorus, en entrant dans la vie, possédait déjà personnellement trente mille francs de rente, du chef de sa mère, morte depuis quelques années. Toutefois, d'accord sur ce point avec son père, il voulait faire son droit, être reçu avocat, afin de pouvair arriver à tout, prétention que l'avenir se chargea de réaliser ; et de fait, à quoi ne devait-il pas parvenir ? Beau à faire retourner toutes les femmes dans la rue, élégant, spirituel, écuyer, gymnaste, habile dans tous les genres de sport, chantant avec une voix de ténor qui eût valu de l argent, il ne comptait déjà plus ses bonnes fortunes. A cause do tant d'avantages réunis, les femmes lui pardonnaient sa poésie, comme une manie innocente ; quelques-unes, môme, écoutaient ses chansons avec un certain plaisir, comme celles d'un oiseau familier.
Tout au contraire, maigre, osseux, montrant des trous d'ombre sur son visage basané, déjà ravagé, comme taillé à coups de hache, Eugène Lafra donnait tout de suite une impression de laideur presque répulsive. Il fallait être bien artiste pour comprendre la beauté de ses profonds yeux bleus, ombragés de sourcils terribles, et de son large front, sur lequel une forêt de cheveux noirs, plantés très bas et coupés courts, étendait sa tacho sombre comme le (lot du Cocyte. Or phelin de père et de mère, fils d'un officier supérieur mort en Afrique, et qui ne lui avait laissé aucune héritage, Lafra, mathématicien comme l'est tout bon poète, vivait en faisant des comptes et des calculs pour un des plus grands magasins de nouveautés de Paris. D'ailleurs il ne possédait aucun talent d'agrément et n'en avait pas besoin ; car, trop laid pour être aimé, il n'aurait pu, lui-même, rendre aucun amour à la femme qui, par une étrange aberration, l'eût choisi ; et comme un fanatique qui se jette dans un gouffre, il s'était abîmé dans l'art infini qui, si nous voulons nous donner à lui, nous prend tout entiers. Doué d'une oreille orphique, d'une délicatesse et d'une justesse infinies, sensible môme aux voix muettes de l'immense nature, comme ce personnage du conte, il en tendait pousser l'herbe, et pouvait noter, en leurs sonorités les plus ineffables, les harmonies et les vibrations du silence. Aussi rimait-il avec une rare perfection. C'est cela que Paul Denorus lui enviait et ne lui pardonnait pas. C'est ce don surnaturel et divin, si évident chez Lafra, qui exaspérait l'heureux jeune homme et le jetait dans des rages impuissantes.
Un jour ayant rencontré, dans le Luxembourg, le grand critique Secrétan, qui à cette époque était déjà sénateur, et dont les magistrales études resteront comme une des œuvres impérissables de ce siècle, Denorus le prenait à témoin, exigeait son approbation, et avec une débordante amertume, dégonflait son cœur.
— Ah ! mon cher maître, disait-il, la poésie n'est elle pas, tout entière, dans un cri involontaire jailli de lame, dans une larme qui coule et qu'on ne peut retenir, dans une impression qui s'enfuit comme le vol d'une aile céleste, sans se soucier des mots qu'elle frôle en passant ? Mais si elle consistait vraiment à accoupler des rimes sonores, ne vaudrait-il pas autant admirer le joueur de bilboquet, ou le jongleur impeccable, ou le saltimbanque japonais, qui lance des couteaux dans une planche, autour du visage de son ami, sans jamais lui couper le nez ou lui crever les yeux ? Tout cela n'est-il pas, comme dit le grand Musset, un art de menuisier, et les tours de force de Lafra sont-ils plus dissiciles que ceux dont les escamoteurs nous régalent à la foire ? L'exercice de la rime est une série de tours de gobelet, qu'un improvisateur a justement mis à sa vraie place en le faisant applaudir aux Folies-Bergère. Mais vous-même, cher maître, qui avant de vous donner tout entier à la critique, avez été un incomparable poète, lorsque vous avez voulu exprimer l'inexprimable et peindre des délicatesses, des raffinements, des nuances infinitésimales de sentiments non abordés avant vous, n'avez-vous pas fait bon marché des éblouissements et des violences romantiques ?
— Ah ! dit Secrétan avec son fin sourire, vous confondez beaucoup de choses très différentes, et voilà parler tout justement en vrai jeune homme. Mais tâchons de mettre un peu d'ordre dans — vos idées ! S'il ne s'agissait que de trouver et d'assembler des rimes riches, le jeu, en effet, serait sans doute assez facile ! et encore, je n'en jurerais pas. Peut-être méprisez-vous trop les acrobates, et faire n'importe quoi avec une absolue perfection est toujours malaisé. Mais là n'est pas la question, et la Hime de Lafra est bien autre chose que riche ! Elle est variée, diverse, changeante comme un Protée femelle ; elle sait prendre tous les tons, profondément française, parce qu'elle est toujours spirituelle ; appropriée à l'effet qu'elle veut pro duire, riche s'il le faut, ténue et comme pauvre, si le cas l'exige ; en tout cas, inattendue, robuste comme chez Villon et Rabelais, savante et naïve comme chez Marot, pompeuse comme chez Ronsard, intime et d'un sens profond, comme chez La Fontaine ; tantôt, comme chez Musset, exhalant de douloureux sanglots de cygne blessé ou, comme chez Gautier, développant les étofses brodées de l'Asie, et comme notre maître à tous, faisant éclater des fanfares triomphales. Guerrière cuirassée d'écailles d'or, nymphe dansante sur les cimes, fillette qui baigne ses pieds dans le ruisseau, c'est une déesse à tout faire ! Elle dompte les chevaux hennissats, elle murmure dans l'herbe, elle s'envole comme le papillon et comme l'aigle ; elle sait tout, elle veut tout et elle est tout, et rien d'humain et de divin ne lui est étranger. Voilà, mon enfant, pourquoi les vers de votre jeune confrère Lafra, coulés avec un métal plus durable que l'airain, demeureront dans l'avenir, quand l'insoucieuse Mode aura jeté ses vieux colifichets et balayé ses ordures.
— Ah ! cher maître, dit Paul Denorus, tant de choses dans un mot ! N'est-ce pas que vous vous amusez un peu à me parler la langue turque, comme Covielle à M. Jourdain ?
— Hé! dit Secrétan, j'ai peur que vous ne compreniez jamais ! Vous vouliez bien me parler de mes propres œuvres poétiques. Eh bien ! si j'ai voulu exprimer des nuances de sentiment d'une ténuité excessive, j'ai donc bien rimé, dans le grand sens du mot, en faisant soupirer des rimes comme effacées et fuyantes. Vous vous imaginez, avec une naïve innocence, que l'art du rimeur consiste à trouver deux mots qui riment bien ensemble ; mais alors, il se réduirait à rien, puisque ces deux mots vous sont offerts par tous les dictionnaires. Ce dont il s'agit, c'est de trouver entre eux un rapport nouveau, inattendu, étonnamment juste, car la bonne rime doit être comme la femme adorée, dont le visage, comme nécessaire et unique, ne semble pas pouvair être, sans une odieuse profanation, remplacé par un autre. Tenez, il y a deux mots : amour et jour dont l'accouplement est tombé si bas qu'il est dédaigné par les poètes pour parfumerie et confiserie, et qu'un chiffonnier ne le ramasserait pas pour le mettre dans sa hotte. Eh bien ! mon enfant, Victor Hugo n'en a-t-il pas tiré des effets prodigieux ? Car il a eu pitié de ce crapaud en sucre, et de la boue où il croupissait il l'a traîné en pleine lumière, dans la plus pure gloire. En effet étant donné l'accouplement de ces deux mots amour et jour, il y a plusieurs manière de s'en servir. Le poète pour mirlitons dira simplement à la bonne franquette :
Mademoiselle, en ce jour,
J'ai pour vous de l'amour.
Mais Victor Hugo dira, lui, à une franquette incomparablement meilleure encore :
Cette trace qui nous enseigne.
Ce pied blanc, ce pied fait de jour,
Ce pied rose, hélas ! car il saigne,
Ce pied nu, c'est le tien, amour !
— Ah ! cher maître, dit Paul Denorus, je n'ai pas la prétention de me mesurer avec l'orteil de ce dieu géant qu'on nomme Hugo ; mais quant à Eugène Lafra, avec tout le respect que je dois à votre opinion, il ne me semble pas du tout impossible de rimer comme lui, et c'est ce que j'espère vous prouver avant peu.
— Essayez, dit avec finesse le vieux Secrétan, qui arrivé à la porte de sa maison, quitta Denorus. Essayez et, en tout cas, ce sera toujours pour vous un bon exercice.
Le beau jeune homme tenta, en effet, d'imiter celui qu'à tort il croyait son rival ; mais il échoua piteuse ment dans cette entreprise. Sa rime n'était ni mauvaise, ni brutale, ni incolore, ni maladroite ; elle était bien pis que tout cela ; elle était quelconque, pareille à ces gens vulgaires qu'on rencontre dans les foules, et dont le visage dénué de tout caractère ne vous laisse aucun souvenir. Tandis que celle de Lafra résonnait du pur son de l'or, la rime de Denorus ne rendait qu'un bruit étouffé et cotonneux, étranger à toute harmonie. Et ce fut bien heureux pour lui ; car c'est à cette infirmité qu'il dut ses succès et le prodigieux éclat de sa vie. On sait quelle fut sa belle carrière et il suffit de la rappeler en quelques mots. Désespérant avec raison d'éveiller les célestes voix de la Lyre, Denorus se jeta dans la poésie sentimentale et anecdotique, y montra d'étonnantes qualités d'adresse et devint ainsi l'idole de la bourgeoisie et du grand monde artiste, plus séduits encore par la banalité conventionnelle des sentiments que par celle du style. Enfin, il fut le rêve des jeunes filles instruites qui, après avoir épuisé la série des ingénieurs angéliques, ne dédaignent plus un élégant Chatterton, à condition qu'il soit riche comme un Rothschild.
Très accueilli dans le monde, Denorus fut surtout choyé dans le salon tout-puissant de la comtesse de Falaix, et il fut un des très rares élus qui passèrent pour avoir été.distingués par cette femme charmante. Pompeusement joués sous le nom de comédies, quelques grands vaudevilles en vers, dont l'idée première était empruntée à M. Scribe, achevèrent la réputation du poète mondain. Quelques travaux d'une archéologie prudente publiés dans les Revues, lui valurent une mission en Palestine, d'où il rapporta, bien groupés et présentés, des renseignements emportés de Paris ; aussi fut-il très jeune, avec l'approbation universelle, membre de l'Académie française et officier de la Légion d'honneur. À la mort de son père, qui lui laissa d immenses propriétés en Touraine, Denorus devint membre du Conseil général et député, et la comtesse de Falaix, qui le récompensa alors de l'avoir honnêtement et discrètement aimée, le maria avec mademoiselle Judith Gruel, fille du célèbre maître de forges, et riche de six millions. Quant à ses vers, il n'en était plus question depuis longtemps déjà. Comme tout ce qui vient d'en bas, sa réputation de poète s'était vaporisée et évanouie ; cependant il n'y renonçait pas, et en essayant de faire de l'or, arrivait à combiner chimiquement des métaux artificiels, qui de loin y ressemblaient.
Au contraire, ardemment admirés par les poètes et les artistes, les vers d'Eugène Lafra, purs, solides, bien français, d'une envolée sereine et magnifique, achevaient de conquérir dans le public une estime défini tive et durable. Ce grand homme, universellement accepté comme un maître, et dont l'opinion faisait loi, vivait toujours avec ses appointements de comptable, auquel la vente de ses livres ajoutait un petit surcroît de revenu. Tout dernièrement, Paul Denorus, qu'une élection récente venait d'appeler au Sénat et qui, en même temps, avait été nommé commandeur de la Légion d'honneur, le rencontra dans le Luxembourg à la place même où il avait jadis abordé Secrétan, et le combla d éloges et de tendresses.
— Mon cher ami, lui dit-il enfin, notre vie est finie, et nous pouvons à présent parler à cœur ouvert. Comment avez-vous fait pour dompter, séduire et enchanter ainsi la Rime ? Car elle vous prodigue tous les trésors ; elle vous traîne dans les astres, elle vous ferait passer par le trou d'une serrure ; si vous le vouliez, elle cire rait vos bottes. Comment vous y prenez-vous pour la faire obéir ainsi ? Dites-moi le secret.
— Mais, dit Eugène Lafra, de sa voix énergique et douce, il n'y a pas de secret. La Rime est comme les autres déesses et comme les autres femmes. Elle m'obéit, parce que je fais tout ce qu'elle veut.
— Mais alors, fit Dcnorus, vous n'êtes qu'un outil dans ses mains. Vous manquez absolument d'initiative. Vous n'êtes pas libre !
— Mais si, dit Lafra, je suis parfaitement libre, parce que la Rime et moi, nous voulons toujours, et en semble, la même chose.
— Au bout du compte, dit Paul Denorus furieux, et se mordant la lèvre jusqu'au sang, je vous demandais ça par simple curiosité, par manière d'acquit ; mais je ne tiens pas du tout à rimer comme vous, et ça m'est ABSOLUMENT ÉGAL !