La Corneille et le Cheval Théodore Lorin (19è siècle)

En voltigeant près d'un gras pâturage,
Une corneille aperçut un cheval
Assez allègre encor, quoique déjà sur l'âge.
« Mon cher, lui dit d'un ton brutal
L'oiseau de sinistre présage,
A grand'peine as-tu vu vingt et quelques printemps,
Et déjà faible, tu ressens
Des ans l'irréparable outrage.
De plus, tu n'as connu que peines, que chagrins :
En naissant, les courtes années
Que t'accordèrent les destins
Au travail furent condamnées.
Moi, depuis un siècle je vis
Sans souci, sans inquiétudes,
Et plus d'un siècle encor par le sort m'est promis*. »
« Soit, reprit le cheval, à des travaux bien rudes
Je fus dès mon enfance occupé ; mais du moins
J'ai rendu quelques, bons offices
Aux hommes, dont les tendres soins
Ont récompensé mes services :
Et quand, enfin, la mort viendra
Terminer mon utile et brillante carrière,
J'en suis bien sûr, à mon heure dernière,
Mon bon maître me pleurera.
Je revivrai longtemps dans sa mémoire ;
Avec un noble orgueil il se rappelera
Que, jeunes tous les deux, nous volions à la gloire :
Mon ardeur secondait son généreux effort,
Et plusieurs fois je sus l'arracher à la mort.
Depuis, l'aimant toujours, je le servis sans cesse.
Mais aussi, comptant sur son cœur,
Je vois sans regrets, sans douleur,
S'approcher la froide vieillesse,
Et s'alanguir mon antique vigueur.
Toi, qui ne fus jamais ni sensible, ni bonne,
Qui te regrettera ? personne.
Ne viens donc plus, avec une sotte fierté,
Nous vanter ta longévité. »

Le sage, à qui du ciel la puissance infinie
A fait d'un esprit droit le don si précieux,
Par le nombre des ans n'estime point la vie,
Et la plus longue est à ses yeux
La plus utilement remplie.

ENVOI A MADAME DE POUGENS

Votre amabilité, votre aimable indulgence
Et votre active bienfaisance
Changent autour de vous les peines en plaisirs.
Ô bonne et sensible Julie,
Fasse le ciel, propice à nos désirs,
Que vos amis puissent voir votre vie
Aussi longue qu'elle est utilement remplie.

Livre II, Fable 16




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