Un âne qui jamais n'avait connu le frein
Traînait une piètre existence.
Souvent il endurait et le froid et la faim :
Quelques chardons formaient sa précaire pitance.
Il aperçut un baudet gros et gras,
Qui, sortant de son écurie
Après un abondant repas,
Un moment prenait ses ébats.
« Ah ! dit-il, quelle heureuse vie !
Cet animal est exempt de tout soin :
Bous son toit, il ne craint ni le vent ni la pluie ;
Un râtelier garni de foin
Lui promet en tout temps une ample nourriture ;
Bien choyé, bien nourri, tout lui vient à souhait ;
C'est, en. un mot, l'enfant gâté de la nature. »
Comme il parlait encor, le maître du baudet
Sur l'échiné du misérable
Vint jeter un fardeau pesant.
Un peu trop haut le baudet se plaignant,
Son maître en maugréant l'accable
De mille coups d'un énorme bâton.
L'âne sauvage alors changea de ton :
« J'avais perdu le sens quand de ce pauvre hère
J'enviais le destin, dit-il en s'éloignant ;
Plutôt que d'endurer un pareil traitement,
J'aime encor mieux souffrir la faim et la misère. »