L'Âne et le Carlin Théodore Lorin (19è siècle)

Cet animal simple et sans artifice,
A qui notre illustre Buffon
Éloquemment a su rendre justice ;
Un âne (puisqu'enfin il faut dire son nom)
Seul dans un coin, à sa manière
Sur ses malheurs et sa misère
Philosophait. Holà ! me dira-t-on,
En voici bien d'une autre 1 un âne philosophe !
Eh ! bon Dieu, messieurs, pourquoi non ?
N'en a-t-on vu jamais de cette étofse ?
Mais laissons là ce frivole argument.
« Hélas ! se disait tristement
La malheureuse créature,
Mes pareils autrefois, si j'en crois un savant,
Des rois de l'Orient ordinaire monture,
De leur auguste main recevaient très-souvent
Une abondante nourriture.
Combien mon sort est différent !
Je vois dans un rustre ignorant
L'arbitre de mon existence.
Quelques chardons, un peu de mauvais foin
Que j'attrape de loin en loin,
Telle est ma chétive pitance.
Par tout le monde bafoué,
Malgré ce traitement, fidèle, dévoué,
Rien n'interrompt mon utile service.
Je suis humble, soumis, et pourtant, si parfois
M'oubliant un instant j'ose élever la voix,
Le bâton sur mon dos fait soudain son office.
Tandis que ce hargneux carlin,
Animal paresseux, égoïste, taquin,
Couché sur les genoux de sa belle maîtresse,
En reçoit tous les jours caresse sur caresse.
Ah ! l'homme est bien injuste. » Un si sage discours
N'empêcha pas que les choses toujours
-N'allassent leur train ordinaire.
L'âne était, il est vrai, laborieux, frugal,
Exact à ses devoirs, patient, débonnaire,
Bref, serviteur parfait ; mais le pauvre animal
N'était pas, comme son rival,
Versé dans l'art de flatter et de plaire.

Livre III, Fable 21




Commentaires