Dans une campagne riante,
Sur le revers de fertiles coteaux,
Paissait de moutons et d'agneaux
Une troupe inexpériente.
Secondé de son chien, un vigilant berger
Contre tous les périls venait les protéger ;
Mais aussi, d'une main et ferme et diligente,
A l'ordre il savait les ranger.
Si, s'amusant à fourrager,
De temps en temps une bête rebelle
S'écarte dans les champs et va les ravager,
Tout aussitôt, le chien fidèle
La poursuit de ses cris, au troupeau la rappelle ;
Et même, quelquefois, aux plus récalcitrants
Légèrement il fait sentir ses dents.
On se plaignait un peu de cette outrecuidance,
On s'affligeait de voir contraindre ses ébats ;
Mais on se gardait bien de faire résistance,
Et si l'on murmurait ce n'était que tout bas.
Un jour que mollement étendus sous un hêtre,
Pour se soustraire aux ardeurs du soleil,
Accablés de chaleur, et le chien et le maître
S'étaient laissé vaincre par le sommeil,
Sous la peau d'un mouton, un vieux loup émérite
S'approche à la sourdine, et d'un ton hypocrite :
« En vérité, dit-il, je gémis, mes enfants,
De vous voir opprimés par ces cruels tyrans
Qui, tous deux, à l'envi, méritent notre haine.
Cet homme oisif s'enrichit sans façon
En ravissant notre toison,
Et de quelques brins d'herbe il nous nourrit à peine.
Son chien, partageant ses fureurs,
Pour les plus légères erreurs
Sans pitié nous déchire. A leur horrible rage,
Nous pourrions résister, et par nous combattus.
(Car nous sommes nombreux.) Mais, hélas ! le courage
Ne fut jamais au rang de nos vertus.
A leur atroce tyrannie, -
Que la fuite du moins dérobe notre vie :
Venez tous avec moi chercher dans les forêts
La liberté, le bonheur et la paix. »
Un vieux bélier blanchi dans le service,
De ce discours découvrant l'artifice,
Voulut par de sages avis
Retenir la gent moutonnière.
« Au nom du ciel, n'allez pas, mes chers fils,
Séduits par la voix d'un faux frère.,
D'une fuite imprudente affronter les hasards. »
On l'interrompt. « A bas le traître,
Le lâche, l'espion ! dit-on de toutes parts :
11 fut toujours le favori du maître,
Et nous l'avons vu mille fois
En vil esclave obéir à sa voix.
Qu'une honteuse mort soit le prix de son crime. »
Comme ennemi du peuple signalé
Par le faux mouton étranglé,
Du courroux général il tomba la victime.
S'éveillant à ses cris, le chien et le berger
En vain tentent de le venger.
Le loup s'enfuit, et la troupe timide
Des moutons révoltés le suit d'un pas rapide.
Il les conduit dans un bois écarté :
Arrivés là, chacun se félicite
D'avoir, par une heureuse fuite,
Su conquérir la liberté.
Mais bientôt l'affreuse misère
Vint dissiper leur erreur passagère.
L'hiver survint, et du froid Aquilon
Rien ne les préserva : sous un épais buisson,
Si quelques imprudents élurent domicile,
Pour prix de ce perfide asile,
Ils y laissèrent leur toison.
Sans chien et sans berger, les loups les décimèrent.
Quelques-uns pourtant échappèrent
A leurs sanglantes dents : rejoignant le troupeau,
Languissants, n'ayant plus que les os et la peau,
Aisément ils obtinrent grâce,
Et dans la bergerie ils reprirent leur place.
Le loup voulut les tenter de nouveau ;
Il y perdit son éloquence.
Sage, quoique un peu tard, doux, paisible, soumis,
Par une triste expérience
Le peuple moutonnier avait enfin appris
A connaitre ses vrais amis.