Le Chien et le Faucon Victorin Fabre (1785 - 1831)

Pour avoir mis à mal une femme de bien
(Licence qui jamais ne demeure impunie !),
Un Anglais chevalier, d'autres disent vaurien,
Se vit, en cour de baronnie,
Jugé suivant les lois, qui l'en punirent bien.
Le baron, l'afflictant de glaive et d'avanie,
Ordonna de couper, tant qu'il n'y restât rien,
Le bec à son faucon et la queue à son chien.
Ordone, le jour venu de la cérémonie,
Comme chien et faucon allaient de compagnie
Porter sur le billot cette queue et ce bec,
Un d'eux, ce fut le chien : « Quelle dent la justice
A- t-elle contre nous ?... Est-ce pour toi du grec ?
La belle dont l'honneur veut qu'on nous raccourcisse,
Est- ce quelque Léda, dont le tendre caprice
Te traite en Jupiter ? Parle, maître fripon,
T'a-t-elle rendu cygne ? - Autant que son chapon !
Et m'eût-on condamné si j'avais été cygne ?
Le glaive de la loi se méprend-il ainsi ?
Monsieur le chevalier, seul Jupiter ici,
En aura-t- il le bec abrégé d'une ligne ?
Verra-t-on à son crime un canif ébrécher
Ce qu'à ton innocence un couteau va trancher ?
Non, en droit comme en fait, c'est à nous que s'applique
La peine : ainsi le veut la morale publique.
Certes ! cette morale est en si beau chemin
Que si notre gourmand se donne la colique,
Tu verras que son médecin
Nous fera prendre l'émétique.
Pour Dieu ! si vos péchés nous portent ce profit,
Messieurs les chevaliers, prenez soin de vos âmes !
De par saint Luc, laissez les femmes
Et les becs comme Dieu les fit !
Je ne sais trop quelles sentences
Vous garde, à nos périls, le confessionnal :
Mais grand merci du tribunal
Qui m'inflige vos pénitences !
Le baron, m'a-t- on dit, juge comme un larron ;
Appelez- en au prince, et consignez l'amende.
Appeler du couteau ? Le sage appel ! Croit-on
Qu'un édit faisant droit à ma juste demande,
Ce qu'un baron me coupe un prince me le rende ?
Non ; mais à l'épervier de monsieur le baron
Le prince, je parie, ôtera l'éperon,
Avec censure et réprimande !..
Crois-moi, toute justice est, si Dieu ne l'amende,
Justice en baronnie : et pour nous je n'y vois
Remède aucun, sinon la corde, et qu'on les pende.
Mais la corde obéit aux lois
Que l'homme fit : et voilà comme
Envers qui n'est pas homme, oubli de tous les droits
Est devenu le droit de l'homme.
Ayant seul des gibets, il règne. -Donc, tu crois
Que la potence fait les rois ?
Dit le Chien : c'est erreur ; mais quoi qu'il en puisse être,
Tu trouveras partout comme à ce tribunal
Qui devant le billot fatal,
Pour la honte d'autrui, nous force à comparaitre,
Ce privilége partial,
Cette inégalité que l'ordre social,
Ou que son désordre fait naître,
Non entre l'homme et l'animal,
Mais entre l'esclave et le maître,
Le suzerain et le vassal.
L'espèce n'y fait rien, ami, tu peux m'en croire.
J'ai passé ma jeunesse avec les beaux esprits ;
Et quand au chevalier on enseigna l'histoire,
Couché sous son fauteuil, ce fut moi qui l'appris.
Sans vouloir te punir de mon trop de mémoire,
Et me perdre avec toi chez les Assyriens,
Scythes, Mèdes, Persans et Babyloniens,
Gens fameux, gens couverts d'une immortelle gloire,
Peu connus aujourd'hui des faucons et des chiens,
Sans quitter notre Europe, hélas ! que Dieu confonde !
Sans sortir de l'Europe, en exemples féconde,
Je puis d'un grand exemple y trouver le secours.
Il fut, aux bords du Tibre, en de plus heureux jours,
Un peuple, devant qui tous les peuples du monde
Étaient, dans les combats, ce que pour vous, faucons,
Pourrait être un vol de pigeons ;
Peuple savant en droit, au point que par vengeance,
La terre, qu'il pillait, prit sa jurisprudence ;
Peuple riche, et surtout peuple libre ! Si bien
Qu'il avait pour un citoyen,
Trente esclaves, acquis par de notables sommes,
Attendu que vingt bœufs n'y valaient que cent hommes ;
Peuple digne, en un mot, d'être connu de toi,
Et que sa fortune royale
Afait nommer le Peuple-Roi.
C'est le peuple romain. Si dans sa capitale
Advient qu'une matrone a reçu quelque échec
En sa pudeur, faut-il que ma queue en pâtisse ?
Ton bec doit-il tomber lorsque le pied lui glisse ?
Non, non ! Pour satisfaire à son mari lésé,
Ses esclaves sont là, qui vont par la torture,
Au prix d'une rotule, ou d'un poignet brisé,
Prendre part en justice, à sa douce aventure.
Au bout d'un temps, rotule et poignet disloqué,
Tout guérit ; on travaille ; on se fait vieux... Une ile
Est au milieu du Tibre, où l'esclave embarqué
S'en va mourir de faim comme bouche inutile.
Mais je vois sur ton cou tes plumes se dresser,
Et ton grand bec ouvert semble me menacer.
Comment, dis-tu, comment veut-on qu'oiseau de proie
Entende sans frémir ces horreurs, et les croie ?
Que si tout n'est pas faux dans ce conte inhumain,
Rome seule... » Eb, mon cher, le monde fut romain,
Il l'est encor. Veux-tu, puisque je suis en route,
Courir plus loin ? Allons, pour éclaircir ton doute,
Allons... où tu voudras... en Afrique ? à Benin ?
ABenin, lorsque un maître a, d'un coup de massue,
Qui ne saigne pas, mais qui tue,
Sans bruit et sans balafre, assommé son voisin,
Sur l'heure à son esclave il remet le gourdin ;
La garde est avertie ; on bati'appel ; mon brave
Livre l'esclave au juge ; et le juge soudain
Fait rompre les os à l'esclave,
Attendu que les lois n'ont jamais, à Benin,
Différé d'un seul jour la mort d'un assassin.
Tu le vois, pour servir quand le sort nous fit naître,
C'est dur, mais, fallût-il vingt fois, pour un sot maître,
Voir sa queue ou son bec raccourcis sans raison,
Mieux vaut encore, je présume,
Étre esclave, chien ou faucon,
Qu'être esclave à deux pieds, sans plume.

Fable 33




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