On allait partir pour la chasse :
Un chien ne tenait plus en place ;
Il courait, gambadait, aboyait : on eût dit
Que Médor en perdait l'esprit.
Un âne, qui le voyait faire,
N'en broutait pas moins tout son soûl ;
En paix avec toute la terre,
Sur l'herbe et le chardon il allongeait le cou,
Sans se soucier d'autre affaire.
Voyez-vous, dit Médor, ce stupide animal !
Il est heureux pourvu qu'il broute.
« Je mange, tout va bien ; le reste m'est égal.
Ainsi parle cet âne. Il faut vivre sans doute ;
Mais l'être bien organisé,
Et doué de délicatesse,
Ne met pas son bonheur à se bourrer sans cesse.
L'ennui lui pèse fort ; il veut être amusé.
Il se plaît à poursuivre une tremblante proie,
Son cœur s'ouvre aux désirs, à la crainte, à la joie ;
Il souffre ; il est heureux des destins d'un ami,
Et ce cœur trop ardent ne sent rien à demi.
L'àne lui dit : Je suis stupide !
Je l'entends dire à bien des gens.
Tu le veux aussi ; j'y consens.
Tu m'accuses de n'être avide
Que d'un peu d'herbe et de repos ;
Tu me raillerais moins peut-être,
Si tu partageais mes travaux.
Mais l'heureux favori du maître
Peut ouvrir son âme aux désirs,
Se créer de nobles loisirs.
Va donc, cours partager les plaisirs sanguinaires
D'un maître aussi méchant que toi ;
Tu le peux, sans craindre que moi
Je veuille être distrait de mes soins ordinaires.
Cours donc sacrifier à ces plaisirs brutaux
D'innocents, de joyeux oiseaux.
Hâte-toi, jouis de ton reste :
Il n'est pas loin, le jour funeste
Où ton arrêt sera porté.
Vieux, privé d'odorat, presque sourd, édenté,
Oseras-tu prétendre à plaire encore au maître ?
En vain tu lècheras ses pieds,
Délaissé, mis à mort peut-être,
Tes plaisirs seront expiés.
Je dois vieillir aussi ; par bonheur, je suis sobre.
L'herbe fraiche au printemps, puis, quand finit octobre,
Quelques tas de chardons, de paille sans valeur,
Seront le prix de mon labeur.
J'aurai peu de plaisirs, mais j'aurai peu de peines...-
Moins on a de désirs, moins on porte de chaines.