Quelques pieds de Tabac, semés par le hasard,
Grandissent dans un champ, loin du monde, à l'écart :
Et chacun ignorait, dans ce pays sauvage,
Leur mérite, leur nom, leur destin, leur usage.
Les passants contemplaient leur forme, leur grandeur,
Leur port majestueux, leur altière splendeur.
Lorsque la fleur parut, en pentagone rose,
Pour l'admiration ce fut bien autre chose.
On la mit à la mode, on en fit des bouquets
Pour toutes les Martons, les Lises, les Babets.
Un de ces inconnus, par sa tige plus grande,
Semblait mis en avant comme chef de la bande ;
Et, de tout son mérite ayant le sentiment,
A lui - même il parlait dans un rêve charmant,
Où se représentaient ses titres à la gloire,
Et dont le voisinage a gardé la mémoire.
« Vraiment, se disait-il, lorsque l'on se connaît,
Lorsqu'on sait d'où l'on sort, lorsqu'on sent ce qu'on est,
Et les droits que l'on a pour mériter l'envie,
On trouve à tout moment bien du charme à la vie.
Être ce que je suis, c'est être né coiffé.
Nous n'avons pas de plante, excepté le café,
Dont les mérites soient aux nôtres comparables ;
C'est au point qu'on les mit souvent au rang des fables.
Demandez aux humains ce qu'ils pensent de nous ;
Par notre empire ils sont subjugués presque tous.
Voyez ce malheureux que le chagrin dévore,
Que la douleur rêveuse éveille avant l'aurore,
Qui ne sait où porter ses pas irrésolus,
Qui veut déjà mourir, car il n'espère plus :
De mon aride feuille il obtient la fumée,
Et la vie en son cœur est bientôt ranimée.
Du mendiant perclus vous déplorez le sort ;
Vous ne comprenez pas qu'il tienne à vivre encor,
Vous voulez que le ciel pour lui soit moins barbare :
Vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un cigare ?
Si j'assiste un captif promis à l'échafaud,
Il trouve une oasis au fond de son cachot.
Pour les crises du cœur imitant la sagesse,
Je viens comme l'oubli secourir la détresse.
Pendant les longs hivers je tiens lieu de chaleur ;
Aux ardeurs de l'été j'apporte la fraîcheur.
La redoutable faim, la soif désespérante
Puisent dans mes trésors une erreur consolante.
A travers le brouillard échappé de mon sein
Le ciel paraît plus pur, l'air plus vif et plus sain.
Ce chatoyant nuage est une œuvre enchantée
Où du monde se peint une image flattée,
Comme dans un miroir dont le charme imposteur
Et le prisme indulgent rassurent la laideur.
À votre gré peuplant et disposant la scène,
Ne désespérez plus de la raison humaine.
Le monde apparaîtra tel que vous le voulez,
Et non tel que l'ont vu les sages désolés :
Cet homme n'a pas fait le mal dont on l'accuse ;
Cet autre était sincère, on supposa la ruse.
On crut Albance athée, il était bon chrétien ;
Théophile d'autrui n'a jamais pris le bien.
Émile mauvais fils ? Il adore son père ;
Alphonse ruiné ? Sa fortune est prospère ;
On vous dresse une embûche ? Eh non ! qui l'oserait ?
On vous trompe ? Au contraire, on sert votre intérêt ;
Tout le monde est en deuil ?
Vous n'y voyez que fêtes ;
Les hommes sont mauvais ? Tous vous semblent honnêtes ;
Votre visage indique un outrage du temps ?
Comme l'on y voit mal ! direz-vous, j'ai trente ans.
Je peins pour mes amis tout en couleur de rose,
Et permets que de tout leur volonté dispose.
Il n'est plus avec moi de triste illusion ;
Sachez que cette règle est sans exception.
Si, malgré les ardeurs dont votre esprit s'anime,
Il vous arrive un jour de chercher une rime,
Ce qui serait pour vous un malheur bien nouveau,
J'en extrais à l'instant vingt de votre cerveau.
Une scène, un héros, dont on ne sait que faire,
Prend, dès que je m'en mêle, une allure plus claire.
Virgile, Homère, Horace, Ovide,Cicéron,
S'ils nous avaient connus, auraient plus de renom.
Nos auteurs d'aujourd'hui, fiers enfants de la mode.
Qui des lois du Parnasse ont révisé le code,
Qu'on voit dans tout Paris si lus et si prônés,
A ma subtile ardeur se sont tous adonnés.
Nous les avons nourris, nous les avons fait naître,
Nous leur avons parfois appris à se connaître.
Sitôt que je le veux, soyez-en convaincu,
Minerve est triomphante, et Pégase est vaincu.
Au suprême degré je suis magicienne ;
Je ne le cache pas, et veux qu'on s'en souvienne.
Un Sansonnet parleur, animal indiscret,
Ayant de son Buisson entendu ce secret,
Bien vite s'en alla le conter à la ronde :
Un instant lui suffit pour avertir le monde !
Si dans la ville un bruit prend un rapide essor,
Son succès au village est plus rapide encor.
Dès que de ce prodige on connut l'existence,
Pour mieux apprécier toute son importance,
De ces Plantes on fit un carnage odieux ;
On n'en eut pas assez pour tous les curieux.
Imprudent quelquefois, ce jour-là je fus sage ;
De l'avis séducteur je voulus faire usage ;
J'essayai le cigare, et, devenant fumeur,
Je réalisai mieux mes rêves de rimeur.
Mais, songeant au destin des Plantes dévastées
Pour avair eu le tort de s'être trop vantées,
Je me dis : « Si j'étais une Poule aux œufs d'or,
Je me garderais bien d'avouer mon trésor. »