La Nature et l'Éducation Anatole de Montesquiou-Fezensac (1788 - 1878)

Une fois la Nature et l'Éducation
Côte à côte marchaient dans une pépinière.
Ce berceau d'espérance à la réflexion
Devait pour elles deux offrir ample matière.
Voyez, dit la Nature avec l'air satisfait,
La beauté de ces Pins et leur saine croissance !
C'est mon œuvre. Vantez un peu ce que j'ai fait ;
Ou du moins, si c'est imparfait,
Ne le regardez pas avec indifférence.
Vos Chênes semblent tous mousseux et rabougris.
Leur tige ne pourra jamais être assez haute.
Depuis qu'ils sont plantés ils sont pâles, maigris :
Ceci, ma sœur, est votre faute ;
Vous les avez placés l'un de l'autre trop près,
À la hâte, avec négligence,
En oubliant que les progrès
Sont les fruits de la vigilance.
Soyez sûre, ma sœur, dit l'Éducation,
Que je me suis donné pour eux beaucoup de peine.
Mais comment pourrait-on faire naître un beau Chêne
Avec les glands dont vous m'avez fait don ?

La dispute devint une espèce de guerre,
Où chacune jeta les torts sur l'adversaire,
Et demeura fidèle à son opinion ;
Car ce ne fut pas pour s'instruire
Que la femme inventa la conversation :
C'est pour passer le temps, pour nuire,
C'est pour donner une leçon,
Pour avair l'air d'une savante,
Et pour prouver qu'on a raison,
Même quand la preuve est absente.

Dans ce débat illimité
Chacune vanta sa puissance,
Et crut démontrer l'évidence
De sa supériorité.
Il fut convenu que chacune
À l'instant même adopterait
Un jeune Arbre, et l'élèverait,
Pour le mener à bien, et faire sa fortune,
Malgré tous les efforts que l'autre opposerait.
Avant la fin de la séance,
La Nature choisit un Pin
De la plus illustre semence :
Le grand mât d'un trois-ponts l'appelait son cousin Germain.
Il devait donc avair des droits à la croissance.

« Vous aurez beau faire, ma sœur,
Dit la Nature : cette Plante
Par moi sortira triomphante
De tout péril, de tout malheur.
Elle aura d'une flèche et la forme élégante
Et la souplesse et la minceur ;
De plus, elle sera géante.

L'Arbre que je choisis, dit l'Éducation,
Est ce jeune Pommier sauvage.
Grâce à mon influence sage,
Mon Arbre aura des droits à l'admiration,
Au moins tout autant que le vôtre.
Je suis fort tranquille, ma sœur :
On nous jugera l'une et l'autre
Par les fruits de notre labeur.
Je ne suis point une étourdie ;
Ma science est approfondie ;
Et mes leçons portent bonheur. »

Dès lors de part et d'autre on se mit à l'ouvrage.
Sur son cher Nourrisson, comme une mère sage,
La Nature veilla, lui prodiguant ses soins,
Lui promettant beaucoup, lui donnant davantage,
La sève ne manqua jamais à ses besoins.

Mais l'Education prit une longue corde,
Lui fit un nœud coulant, que sa ruse accrocha
Dans le faîte du Pin ; et, sans miséricorde,
Violemment tiré, l'Arbuste se pencha ;
Et sur un tronc voisin un lien l'attacha.
En vain, dans son ardeur sublime,
Le Pin fit mille efforts pour dégager sa cime :
L'obstacle odieux fut vainqueur.
Aussi courbé qu'un arc, le Pin fut cacochyme,
Et ne put illustrer les trésors de son cœur.
En voyant dévier sa sève si fertile,
En regrettant les jours d'une vie inutile,
Il végéta dans la langueur.

L'Éducation fit à son Pommier sauvage
Ce qu'elle put imaginer
Pour l'embellir et lui donner
Une forme à son avantage.
Mais elle eut beau tout combiner
De son mieux, et le façonner
Par la culture et l'émondage,
La Nature gâta l'ouvrage,
Multipliant les embarras,
Forçant des branches incommodes,
Contraires aux saines méthodes,
A surgir trop haut ou trop bas.
Son adresse les faisait naître,
S'épanouir, ou disparaître
Toujours quand il ne fallait pas,
Donnant la sève par caprice,
Tantôt d'une prodigue main,
Tantôt comme avec avarice,
Et faisant aujourd'hui, pour défaire demain.
Enfin de ce Pommier l'état fut déplorable,
Après tout cet arrangement ;
Il n'était pas reconnaissable,
Même aux regards du sentiment.
Son corps fut à peu près conforme à sa nature,
Grâce à de longs efforts, à d'habiles travaux ;
Mais, sa tête portant de trop nombreux rameaux,
Tout l'ensemble faisait une étrange figure.
Et l'Éducation, ayant perdu l'espoir
De former son élève au gré de son attente,
Aux succès de la grefse employa son pouvair,
Et recueillit dans son pressoir
Des fruits que par égard ses flatteurs vinrent voir,
Et dont elle se dit contente

Après avair terminé leurs essais
D'une façon qu'on n'avait pas prévue
Les sœurs eurent une entrevue
Et comparèrent leurs succès.
« Il vous est bien aisé, ma sœur, dit la Nature,
De nuire à mon travail, d'empêcher qu'il ne dure.
Vous avez dans votre pouvair
Ce qu'il faut pour me faire injure
Et pour détruire mon espoir.

Ma sœur, il n'est jamais ni facile ni sage,
De nuire à votre intention
Et de détruire votre ouvrage,
Répondit l'Éducation.
Mais, si nous dirigions vers un seul but nos veilles,
Si nous vivions en bons rapports,
Si nous réunissions nos généreux efforts,
Nous pourrions faire des merveilles. »

Fable 7




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