L'origine des Échecs Antoine Bret (1717 - 1792)

Jadis aux plaines d'Iéman
Régnait un Roi vain et colère,
Qui, sans forme et sans examen,
Faisait de sang rougir la terre :
C'était un tigre, une panthère,
C'était pis ; car le tigre au moins,
Pour déchirer sa proie infortunée,
À la raison terrible des besoins,
Et notre roi n'avait que sa rage effrénée.
Pour un rien, ou pour son plaisir,
Chaque jour d'un sujet voyait tomber la tête,
Comme apprivoiser cette farouche bête ?
Comment la calmer, d'adoucir ?
C'est ce qu'osa pourtant essayer un Vizir.

Un jour il propose à son maître
Pour l'amuser, un jeu nouveau,
Jeu combiné de son cerveau,
Et qui des fiers combats d'abord ne paît être
D'un fidèle et noble tableau.
La guerre plaît aux cœurs féroces,
La guerre est le règne du sang ;
C'est le champ des scènes atroces :
Aussi le jeu peut-il fort au tyran.
On projette, on attaque, on pille ;
On livre, on soutient le combat,
On échange, on mine, on abat,
Et souvent un simple soudrille,
Sans respect pour le Potentat,
Vos fait le Sire Échec et mat :
C'était cela surtout qu'il fallait faire entendre.
La leçon est triplée et toujours le goujat
Triomphe avec le même éclat
Du Roi qui ne peut se défendre.
Le tyran commence à comprendre ;
Le Réfléchit, se compare à son Roi ;
Et dans le Pion, dont l'adresse et l'audace
Ont causé son heureux effroi,
Il voit un sujet qui menace.
Vizir, dit-il, ne crains plus rien de moi ;
Rassure mes sujets, mon cœur est leur asile ;
Je suis leur père et t'en donne ma foi.
Mais, parle ; ta leçon utile,
De quel prix la payer ? Que ferai-je pour toi ?
Notre vizir alors, pour toute récompense,
Demande un grain de blé, qu'on doit multiplier
Par les cases de l'Échiquier :
On accords, on calcule et le somme est immense.
Chacun voit, après examen,
Que les riches moissons d'Aden
Ne peuvent compléter la quantité promise.
Prince, dit le Vizir, pardonne à ma surprise ;
Je t'ai fait respecter les jours de tes sujets,
Défends encor ton cœur du charme des bienfaits :
La générosité sied bien à la Couronne ;
Mais permets moi de te dire en deux mots
Qu'il faut savair ce que l'on donne,
Et toujours donner à propos.
S'il est quelques tyrans encore,
Qui dans leur cruauté trouvent d'affreux plaisirs,
Ô Providence que j'implore !
Donne-leur de pareils vizirs.

Fables orientales, fable 3


On parle sûrement ici du Yemen, aussi appelée à l'époque l'Arabie heureuse.

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