Le Courtisan et le Mouton Antoine Furetière (1619 - 1688)

Un Courtisan, dans une grande plaine,
Ne sachant à quoi s'exercer,
Prenait plaisir à voir passer et repasser
Un troupeau de bêtes à laine.
Dès qu'un Mouton marchait devant,
Ou faisait un pas en arrière ;
Autant en faisait le suivant,
Et tous ceux qui venaient derrière.
Alors pour les railler de galante manière ;
Est-ce que vous jouez, leur dit-il, à l'Abbé ?
Qu'incessamment on vous voit entre-suivre ;
Je ne m'étonne pas qu'on ait toujours daubé,
Votre sotte façon de vivre.
Ne vaudrait-il pas mieux ? ô timide Animal !
Vous conduire chacun selon votre génie,
Qu'en imitant autrui, pêcher par compagnie,
En sans vous informer s'il fait, ou bien ou mal ?
A cette piquante ironie,
Fut répondu par un grave Bélier,
Dont la gorge était parée,
Comme un Docteur ou Bachelier,
D'une peluche fourrée.
Ca, dites-moi, monsieur de délicat,
Est-ce un raisonnement solide ?
Qui d'un chapeau pointu, vous en a fait un plat ?
Ou si d'un fantastique, ou d'un fat,
L'exemple vous sert de guide ?
Lorsque de vos souliers, ou de vos hoquetons,
Vous quittez la forme commode,
Pour suivre l'inventeur d'une nouvelle mode,
N'êtes-vous pas plus forts que des Moutons ?
Quand étourdis comme ds hannetons,
Vous suivez un brutal, dont l'aveugle furie,
Court affronter l'artillerie ?
N'êtes-vous pas d'obéissants moutons,
Que l'on emmène à la boucherie ?
Quand des Docteurs quittent la vérité,
Et se laissent brider par quelque autorité,
Tels que souvent on voit paraître,
Les disciples de ces Platons,
Qui philosophent à tâtons,
Jurent sans raisonner sur l'avis de leur maître ;
Sachez que ce sont des moutons,
Ou qu'ils méritent bien de l'être
Faites donc reflexion,
Sur vous et sur vos semblables,
Et vous verrez que de cette action,
Que vous nous reprocherez, vous êtes plus coupables.

Cette fable nous fait connaître,
Qu'entre les Animaux, que le Ciel a fait naître ;
L'homme est le plus préoccupé,
Le plus sot et le plus dupé,
Et celui qui le moins s'imagine de l'être.