J’implore ton secours, invention divine,
Je ne puis travailler sur d’antiques tableaux :
Si je ne crée et si je n’imagine,
Je jette de dépit et couleurs et pinceaux.
Les fictions d’autrui n’excitent point ma veine ;
Si le fonds n’est à moi j’y bâtis avec peine.
Je craindrais toujours que le dol
Ne m’en dépossédât sous ombre de justice,
Et qu’un jour le maître du sol
Ne revendiquât l’édifice.
Ne brodons point enfin le canevas d’autrui.
Jadis on inventait ; inventons aujourd’hui.
Nos pères l’ont bien fait ; ne pourrions-nous le faire ?
Non, me dit-on, les tems en sont passés.
Il fallait naître aux jours ou d’Ésope ou d’Homère ;
Mais vous venez trop tard. Imitez : c’est assez.
Je n’en suis point d’avis. Il semble à ce langage
Que le monde soit décrépit,
Qu’il ait tout vû, qu’il ait tout dit :
Il s’en faut bien ; il n’est qu’à la fleur de son âge ;
Et c’est trop dire, il n’a que cinq ou six mille ans.
Or, près des millions d’années
Que vraisemblablement portent ses destinées,
Il ne fait que de naître ; et nous sommes enfants.
Il y paraît, toujours timides,
Nous n’osons avancer, si nous n’avons des guides.
Nous demandons à chaque pas,
A-t-on été par-là ? Non ; n’y marchons donc pas.
Voilà bien le discours d’enfants tels que nous sommes.
Nous serons plus hardis, quand nous serons des hommes.
Que de terres encor restent à découvrir !
La fiction sur tout est un pays immense :
On ira loin, pourvu qu’on pense.
Les chemins manquent-ils ? C’est à nous d’en ouvrir.
Imaginons des faits ; créons des personnages ;
Si nous trouvons des critiques sauvages,
Allons toujours, et laissons-les crier.
À l’honneur d’inventer Apollon nous convie ;
Et nous sommes, malgré l’envie,
Créateurs de notre métier.
En vertu de ce privilège
Voici donc de nouveaux acteurs,
Dame ignorance et son cortège,
Paresse, orgueil. écoutons ces docteurs.
Ils font déjà gronder tout le peuple critique
Contre un conte métaphysique.

Demoiselle ignorance était grosse d’enfant.
Demandez-moi qui l’avait abusée ?
Je n’en sais rien, mais on comprend
Qu’abuser l’ignorance est chose bien aisée :
Elle était grosse enfin, le dernier mois courait.
Sur cet évènement maint oracle à la ronde
En termes pompeux déclarait
Qu’elle allait accoucher de la reine du monde ;
D’un enfant qui ferait des rois, même des dieux ;
Qui règlerait lui seul tous les usages ;
Et si vous voulez encor mieux,
Qui fonderait des écoles de sages ;
Le monde désormais verrait tout par ses yeux.
On accouche de peur ; mais la pauvre ignorance
Accoucha d’admiration :
L’oracle s’accomplit. Comment ? Par la naissance
De demoiselle opinion.
On fait venir l’orgueil et la paresse,
Parents de l’ignorance, et de plus ses amis ;
Et de nommer l’enfant l’honneur leur est remis.
La marraine l’admire, et lui sourit sans cesse ;
Le parrain gravement le flatte, le caresse ;
Et de leur pleine autorité
Ils l’appellent la vérité.

Livre IV, fable 3






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