Le Lynx et la Taupe Antoine Houdar de La Motte (1672 - 1731)

Jadis dans le siècle des fables,
Et du tems qu’il était des sirènes, des sphinx,
Centaures et choses semblables,
Vivait aussi messire lynx,
L’argus des animaux, dont la perçante vue
Ne trouva jamais rien d’obscur :
Tandis que l’œil du jour perce à peine la nue,
Le sien perce au travers d’un mur.
Un de ces animaux, tapi sous un branchage,
(car ils étaient chasseurs de leur métier)
Se tenait à l’affût, attendait le gibier,
Préparant ses dents à l’ouvrage.
Notre Argus aperçoit une taupe en son trou.
Ah ! Lui dit-il ; que je te plains ma mie !
Pauvre animal que fais-tu de la vie ?
Tu n’as point d’yeux ; Jupiter était fou
Quand il te fit de cette sorte.
Pourquoi t’ôter le jour qui doit tout éclairer !
Tu fais fort bien de t’enterrer ;
Je te tiens plus d’à moitié morte ;
Et ce serait faveur que de te dévorer.

Pardonnez-moi, lui dit la dame ;
Je sens fort bien que je vis tout-à-fait.
Je n’ai point d’yeux ; est-ce un sujet
D’accuser Jupiter ? Croyez-m’en sur mon âme,
Il a bien fait ce qu’il a fait.
A-t-il besoin qu’on le conseille ?
Il m’a donné de sa grâce une oreille
Qui vaut des yeux, et qui me sert autant.
Tenez, par exemple, elle entend
Derrière vous un bruit qui vous menace ;
Je crains pour vous quelque disgrâce,
Fuyez. Dame taupe entendait
La corde d’un arc qu’on bandait.
La flèche part, et l’atteinte mortelle
Envoya notre Argus dans la nuit éternelle.
Mépriseurs indiscrets, vous n’y connaissez rien ;
Les dons sont partagés, et chacun a le sien.

Livre II, fable 4






Commentaires