Jupiter, le Lynx, le Chien, le Renard et le Singe Antoine Le Bailly (1756 - 1832)

Le Chien, le Lynx, et le Renard,
Bien que des dons de la nature
Ils eussent eu leur bonne part,
L'accusaient d'avoir trop épargné la mesure ;
Et même, pour s'en plaindre, un jour
Ils présentent requête à la céleste cour.
Jupiter leur donne audience ;
Les voilà parvenus aux pieds de sa grandeur.
Maître Renard est l'orateur,
Et c'est en ces mots qu'il commence :
Sire, nous connaissons le prix de vos bienfaits :
Aux yeux perçants du Lynx le mur le plus épais
D'une gaze a la transparence ;
Le Chien, dont l'odorat est réputé si fin,
Sent le gibier d'une lieue à la ronde ;
Et si de moi j'ose parler enfin,
On sait qu'en traits d'esprit maître Renard abonde.
Voici, seigneur, quel est notre souhait :
Chacun de nous, pour être plus parfait,
Desire à ses talents joindre ceux des deux autres.
--- J'y consens, dit Jupin à nos trois bons apôtres,
Mais sous une condition :
Chacun de vous, en cette affaire,
Perdra de ses talents égale portion
A celle qui lui doit échoir de son confrère :
Faites-y bien attention.
- Ma foi ! dit le Renard, le gain est manifeste.
N'ai-je pas de l'esprit de reste ?
-Moi, dit le Lynx, j'aurai toujours d'assez bons yeux.—
Le Chien pense de même, et tout leur semble au mieux :
Ils acceptent l'échange au moyen de la clause.
Jupiter fait un signe, ajoutant : C'est assez ;
Déjà vos vœux sont exaucés.
Rejoignez vos pareils, et leur contez la chose.--
Le trio part très satisfait.
Aussitôt dans les bois on prône la merveille.
Les animaux, en y prétant l'oreille,
Semblent d'abord jaloux du prétendu bienfait ;
Mais dès le jour suivant tout a changé de face.
- Messieurs, dit un vieux Singe en faisant la grimace,
Observez le Renard, remarquez bien son air ;
Cet animal si fin, en y voyant plus clair,
Ne serait-il plus qu'une bête ?
C'est pis encore pour le Chien ;
Lui, si merveilleux pour la quête,
Voit le gibier qui passe, et son nez ne sent rien.
Quant à monsieur du Lynx, l'Argus de la contrée,
Il lui faut un guide aujourd'hui.
Qu'a-t-il fait de ses yeux ? Sa vue est égarée ;
A peine s'il distingue un objet près de lui.

Faut-il expliquer la morale ?
La nature, en ses dons sagement inégale,
N'en rend que mieux justice à ses nombreux enfants ;
On ne peut à-la-fois avoir tous les talents.

Livre VII, fable 3




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