Variété, je t’ai voué mon cœur.
Qui te perd un moment de vue,
Tombe aussitôt dans la langueur.
Rien ne charme à la continue ;
Seule, tu plais toujours. J’ai pitié du lecteur
Quand tu n’as pas versé tes grâces sur l’auteur.
Préside à mes récits ; préside à mes images ;
Peins toi-même mes paysages ;
Changeons d’objets ; changeons de lieux ;
Promène-moi dans mes ouvrages,
De la terre aux enfers, et des enfers aux cieux.
À peine la nature est-elle assez féconde ;
Tout est dit, tout devient commun.
Les conquérants voudraient un nouveau monde ;
C’est aux rimeurs qu’il en faut un.
Toujours des animaux, des bois et des campagnes !
Sans cesse le même horizon !
Comment y résister ? L’on se croit en prison.
De la variété les grâces sont compagnes,
J’en veux dans mon ouvrage égayer la raison.
Là j’amènerai sur la scène
Cadet Ciron qui se croit important ;
Tout auprès Jupiter de son trône éclatant
Gratifiera la race humaine ;
De-là, je vais aux sombres bords
Faire juger Minos, faire parler les morts.

Aujourd’hui dans le nord et demain dans l’Affrique,
Quelquefois iroquois, et d’autres fois persan,
Gay, sérieux, galant ou politique,
Je serai tout, mais toujours véridique.
Ça, ma muse, prend le turban,
Et tire ici le vrai des songes d’un sultan.
Deux songes, grands menteurs, l’un noir, mélancolique ;
L’autre blanc et vermeil comme albâtre et corail,
Sortaient un matin du sérail.
D’un esclave le blanc s’était fait domestique,
Et le noir avait pris le grand seigneur à bail,
Même à bail emphytéotique.
Ils retournoient ensemble au ténébreux manoir.
Ça, dit le songe blanc au noir ;
As-tu bien tourmenté ton homme ?
Je t’en réponds, dit l’autre ; et vingt fois en sursaut
Je l’ai retiré de son somme ;
Je l’ai de mal en pis promené comme il faut.
Par l’infidèle janissaire,
D’abord de la prison j’ai fait tirer son frère ;
On l’arrachait du trône, et prêt d’être étranglé
Il s’éveille en criant, tout en eau, tout troublé :
Je l’attendais à la reprise
Il se rendort, et sur le champ
Je me transforme en nouveau Tamerlan
J’attaque sa hautesse et la ville est surprise ;
À mon pouvair tout se soumet.
De ses enfants je fais ample carnage ;
Et lui-même je vous l’encage,
Ainsi qu’un autre Bajazet.
Nouveau sursaut ; et dès qu’il se remet
Sur l’oreiller, nouvelle image
Plus triste encor : enfin, je m’en donne à souhait.
Voilà toutes les nuits le soin qui me regarde.
C’est ma tâche en un mot. Je corromps ses vizirs ;
Le mufti le proscrit ; je révolte sa garde ;
Une sultane le poignarde ;
Ce sont là mes menus plaisirs.
Je lui rends la nuit si funeste
Qu’il en a pour le jour du trouble encor de reste.
Oh ! Pour moi, dit le songe blanc,
Je sers mieux mon homme, et ma tâche
Est de le rendre heureux, de rafraîchir son sang.
À peine le sommeil sur son grabat l’attache,
Que d’abord je le fais sultan.

Il prend sa place au trône, assemble le divan,
Fait des lois ; déclare la guerre,
De succès en succès soumet toute la terre,
N’en fait pour lui qu’un peuple et tout mahométan.
Puis pour se délasser, de sultane en sultane
Va promener ses vœux, examine, et le soir,
Tous attraits bien pesés, il jette le mouchoir.
Je n’offre à ses regards que tableaux de l’Albane.
Chaque nuit ma faveur le met
Au paradis de Mahomet.
Problème embarrassant, question épineuse !
Lequel choisir des deux états ?
Une vie est souvent heureuse ou malheureuse
Par les endroits qu’on n’en voit pas.
Ambitieux toujours en quête
De puissance et d’honneurs, gare le songe noir.
Nous n’envions les grands que faute de savair
Ce qui leur passe par la tête.

Livre II, fable 5






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