Un bon mari que chérissait sa femme,
Toujours pour elle complaisant,
Ne venait jamais vers sa dame
Qu’il n’eût en main nouveau présent.
Un jour, aux pieds de son amie
Ce tendre époux dépose un jeune chien :
De la fidélité c’est l’image chérie ;
Nous n’aimons pas à beaucoup près si bien.
Il est charmant, on le caresse,
On lui prodigue avec vivacité,
Tous les aimables noms qu’inventa la tendresse.
Jamais chien ne fut plus fêté :
Le lit de madame, sa table,
Tout se partage avec Bijou,
Il prend sur ses genoux un repos délectable ;
Bijou plaît même aux gens, tout le monde en est fou.
Aussi je conviendrai, narrateur équitable,
Que cet heureux destin, Bijou le méritait ;
Il était gai, leste ; il sautait
Pour son maître, pour sa maîtresse,
Par-dessus un bâton s’élançait, rapportait,
Enfin c’était un modèle de gentillesse.
Mais ô douleur ! plus Bijou grandissait,
Plus, hélas ! il enlaidissait.
Bientôt il a perdu sa forme délicate :
Son oreille écourtée, et son grossier museau,
Son corps robuste et son énorme patte,
Tout annonce un mâtin, un vrai chien de troupeau.
Je l’avoue à regret, mais Bijou n’est plus beau.
Madame s’en dégoûte et dit avec rudesse :
« Qu’on ôte de mes yeux cet objet qui les blesse ;
Comme il est massif ! qu’il est lourd ! »
Par malheur, Bijou n’est pas sourd ;
Mais à l’injure opposant la tendresse,
Il vient jusqu’aux genoux caresser sa maîtresse.
Un coup de pied : « Oh ! Pataud, à la cour ! »
Et voilà mon Bijou dégradé de noblesse,
Plus de biscuits, plus de poulets,
Doux aliments de sa jeunesse ;
Du pain noir, une eau sale, hélas ! ce sont les mets
Qu’avec économie, et jusqu’à la vieillesse,
Il recevra de la main des valets.
« Allons, dit-il, allons, plus de délicatesse :
C’est payer un peu cher les frais de ma laideur ;
Mais pour l’homme, ici-bas, tout change, et mon espèce
Du destin comme lui doit subir la rigueur ;
Du moins consolons-nous au sein de la sagesse,
Et montrons un courage égal à mon malheur. »
Mais cependant monsieur à sa moitié chérie
Vient de faire un présent nouveau ;
C’est une levrette jolie,
Corps élancé, jambe en fuseau,
Et le plus fin petit museau…
Ah ! c’est vraiment une bête accomplie.
Zéphirette, c’était son nom ;
Parcourez cent lieues à la ronde,
Vous n’en trouverez pas comme elle, oh ! mon Dieu ! non.
Elle est toujours et par saut et par bond ;
C’est une espiègle en malice féconde,
Et, malgré sa folie, un petit cœur si bon !
Elle caresse tout le monde…
A la maison des champs on passait tout l’été.
Certaine nuit où d’un sommeil léger
Chacun, sur un coucher mollement apprêté,
Savourait le charme tranquille,
Par-dessus les murs du jardin
Deux voleurs, glaives nus en main,
S’introduisent sans bruit dans le champêtre asile ;
Tous deux marchaient d’un pas tremblant,
Tout doucement, si doucement…
Ils éprouvent en frissonnant
Que le chemin du crime est toujours difficile.
Du pâle flambeau de la nuit
L’incertaine lueur qui devant eux vacille,
Et le vent léger qui bruit
Parmi le feuillage mobile,
Tout les glace, tout retentit
Dans leur cœur effrayé que le remords poursuit.
Pataud frémit : son oreille est dressée,
Et la crinière hérissée,
Le nez en l’air, il écoute, il attend,
Puis contre terre va flairant.
Et tout d’un coup, furieux, il s’élance,
Avec un affreux hurlement,
Sur le premier qui devant lui s’avance.
Armé d’un fer étincelant,
Le brigand en vain se défend.
Pataud blessé, mais plus terrible encore,
La saisit de l’ongle et des dents,
Met en lambeaux ses vêtements ;
Il le déchire, il le dévore,
Il court à l’autre scélérat,
Lutte contre lui, le renverse,
Dans son sang, dans le sien, se baigne, se débat ;
Mord avec désespoir le glaive qui le perce,
Et sort triomphant du combat.
Cependant à ses cris on s’éveille, on s’alarme :
On reconnaît sa voix, on s’arme,
Chacun descend, et madame et monsieur,
Et Zéphirette aussi, d’une course légère.
Dieu ! quel tableau ! quel spectacle d’horreur !
Le sang ruisselle sur la terre :
Deux hommes mourants, déchirés !
Et Pataud, punisseur de crimes,
Luttant contre la mort entre ses deux victimes !
D’horreur et de pitié les cœurs sont pénétrés,
Mais que faisait la Zéphirette ?
Les scélérats, sanglants et terrassés,
Par la gentille et fringante levrette
Etaient tendrement caressés,
« Pauvre Pataud ! c’est toi que j’ai pu méconnaître,
A qui j’ai préféré cet ingrat petit être,
Qui paraît tout aimer, et ne sait rien chérir !
Ah ! dit l’homme, du moins quand tu vas cesser d’être,
Jouis de tout mon repentir. »
Ouvrant l’œil au jour qui va fuir,
Pataud mourant se traîne vers son maître,
Et le caresse encore à son dernier soupir.

Livre III, fable 15






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