Le Conquérant et la pauvre Femme Antoine Houdar de La Motte (1672 - 1731)

Rois, vous aimez la gloire ; elle est faite pour vous.
Il ne s’agit que de la bien connaître
Soyez ce que vous devez être ;
Elle va vous offrir ce qu’elle a de plus doux.
Mais que devez-vous être ? Et qu’est-ce qu’un monarque ?
C’est plutôt un pasteur qu’un maître du troupeau ;
C’est le nocher qui gouverne la barque,
Non le possesseur du vaisseau.
Votre empire s’étend du couchant à l’aurore ;
Cent peuples suivent votre loi :
Vous n’êtes que puissant encore ;
Gouvernez bien ; vous voilà roi.
Le fameux vainqueur de l’Asie
N’était pas roi : c’était un voyageur armé,
Qui, pour passer sa fantaisie,
Voulut voir en courant l’univers alarmé.
De bonne heure Aristote aurait dû le convaincre
Qu’au bien de ses états un roi doit se donner.
Il perdit tout son temps à vaincre,
Et n’en eut pas pour gouverner.
Si Dieu sur votre front grava sa ressemblance,
C’est moins en égalant votre pouvoir au sien,
Qu’en vous faisant pour notre bien
Substituts de sa providence.
Veillez donc à ce bien qu’il veut vous confier ;
Mettez-là votre gloire et n’en cherchez point d’autre.
Craindre, aimer, obéir, voilà notre métier ;
Et nous rendre heureux, c’est le vôtre.
Certain sophi, tenant Bellone à son service,
Conquérant de profession,
Bon homme pourtant et sans vice,
(exceptez-en l’ambition,
Si c’en est un) qu’on le demande
À messieurs les héros ; ils n’en conviendront point ;
C’est la marque d’une âme grande.
Point de bruit avec eux ; et passons leur ce point.
Le monarque persan de conquête en conquête
Voyait tous ses voisins domptés ;
Vingt couronnes ceignaient sa tête,
Et sous ses lois coulaient cent fleuves bien comptés.

Il usait bien de ses victoires ;
Et voulait que par tout la justice fleurît,
Il écoutait les gens, il lisait leurs mémoires ;
L’innocent triomphait, l’injuste était proscrit.
Sur cette bonne renommée,
Des bornes de son vaste état,
Une vieille femme opprimée
Vint apporter sa plainte aux pieds du potentat.
Sire, par le droit de la guerre,
Ma fille et moi nous sommes vos vassaux :
On l’a déshonorée, on a pillé ma terre ;
Sous un bon roi doit-on souffrir ces maux :
C’est vous, sire, que je réclame.
Que je vous plains, ma pauvre femme !
Dit le prince : je veille à maintenir les lois ;
Mais de si loin que puis-je faire ?
Puis-je songer à tout ? L’astre qui nous éclaire,
Éclaire-t-il tout le monde à la fois !
Il n’est pas étonnant que si loin de mon trône
Mes bons ordres soient mal suivis.
Eh ! Pourquoi donc, seigneur, répondit la matrone,
Ne pouvant nous régir, nous avez-vous conquis ?

Livre III, fable 16






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