Le Conquérant et le Pasteur Claude-Joseph Dorat (1734 - 1780)

Qu'il est dans une erreur profonde,
Le Mortel jette hors de soi,
Qui précédé par le deuil et l'effroi,
Se plaît à ravager le monde !
Cent trônes à ce prix ne me tenteraient pas.
Des Ciprès éternels ombragent sa victoire ;
Et le fantôme de sa gloire,
Traîne après lui les lambeaux du trépas.
Son âme aride est insensible
A l'amitié si douce en ses épanchements ;
Et, s'il a quelques jours brillants,
Il n'en a point un seul paisible.
Eh ! peut-il être une beauté,
Qui lui permette une caresse ?
Il met l'amour en fuite, il glace la tendresse,
Et fait frémir la volupté.
Le malheureux ! combien je lui préfère
L'homme borné dans ses désirs,
L'homme champêtre et solitaire,
Dans un cœur sans remords puisant de vrais plaisirs !
La jeune Thestilis plus touchante que belle,
L'égale aux Dieux dans ses embrassements :
Toujours naïve, elle est toujours nouvelle ;
Pour composer ses simples ornements,
D'une main pure il va cueillir pour elle
Les premières fleurs du Printemps :
Il vit heureux et meurt fidèle.
Mais je m'égare en traçant ces tableaux ;
Oublions un instant le charme que j'y trouve :
Ce que je dis, il faut que je le prouve ;
Et je reviens à mon héros.

Le Chef d'une puissante armée,
A la tête de ses soldats,
Traversait une plaine à tout moment semée
Des plus riches trésors dispersés sous ses pas.
Alors le Dieu de la lumière
S'armait de feux plus éclatants ;
Son éclat réfléchi par les casques flottants,
Par les moissons qui couronnent la terre
Et les panaches ondoyants,
Faisait étinceler les champs
Et s'y mêlait à des flots de poussière.
Au milieu de ces tourbillons,
Le triste Conquérant s'avance,
Accablé de soucis profonds,
Et recueilli dans un morne silence.
L'ambition, la haine, la vengeance
Fermentent dans ce cœur flétri,
Toujours blessé, jamais guéri :
Il s'abreuve de sang et sa soif recommence.
Possesseur d'un état immense,
Qu'il doit aux efforts de son bras,
Il se trouve pressé dans sa vaste puissance,
Dévorant celle qu'il n'a pas.

TANDIS qu'il roulait dans sa tète
De grands desseins, des projets de conquête,
Et d'illustres assassinats,
Il aperçoit aux pieds d'un hêtre
Dont une onde courante entretient la fraîcheur,
Nonchalamment assis un tranquille pasteur,
Animant sous ses doigts une flûte champêtre,
Et peignant sur son front le calme de son cœur.
A ce tableau, l'ambitieux soupire :
Dans le fond de son âme il sent un vide affreux ;
Et le Ciel, dont la voix daigne en secret l'instruire
Punit l'infortuné par l'aspect d'un heureux.

Viens, lui dit-il, ose me suivre :
Pourquoi languir dans un honteux repos ?
C'est pour la gloire qu'il faut vivre.
Les lauriers avec moi sont le prix des travaux.
Moi, répond-il, moi, quitter ces troupeaux,
Et ces champs paternels et l'air que je respire !
Vois-tu ces prés, ces bois et ces ruisseaux ?
Regarde ce Ciel pur, entends ce doux zéphire,
Tempérant les étés sous nos sombres berceaux ;
Voilà mes biens, ils doivent me suffire ;
Et ce toit où je dors au murmure des eaux,
Couvert de chaume, est plus que ton empire.
Avec ma flûte et ma Chloé,
Jamais l'ennui ne m'y tourmente :
J'y fais l'amour, ou je le chante ;
Et voilà le jour employé.
Ne cherche plus à me séduire :
Que je te plains de ta grandeur !
Tu rêves, je jouis, va, garde ton délire ;
Cours à la gloire et me laisse au bonheur.
Puis reprenant son flageolet rustique,
Il poursuit l'air qu'il avait commencé ;
Et le Conquérant plus sensé,
L'œil ténébreux, le front mélancolique,
Disait, en s'éloignant : le songe est éclipsé.
Je n'aurai donc passé ma vie
A conquérir, à ravager,
Que pour venir porter envie
Au sort paisible d'un berger.

Livre IV, fable 20




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