Un fameux conquérant
(D'autres diraient un brigand),
Mons Jacques et son âne
Se mirent un jour en chemin
Dès le matin.
On les eût pris, ma foi, pour gens de la douane,
Voyez-vous ces paniers, ces glaives, ces crochets ?
Mieux que cela, notre âne est muni de stylets...
Ces deux larrons vont en campagne.
« Marchons, maître baudet, au pays de Cocagne.
— Seigneur, de quel côté ?
Reprend notre âne; aux bords do l'Arabie,
En Chine, en Cochinchine, en Basse-Normandie ? »
C'est une absurdité,
Va dire le lecteur. Qu'un âne sache braire,
Du lis et du jasmin distinguer le chardon,
C'est son talent originaire ;
Mais raisonner comme un rhéteur Pardon !
L'âne souvent, comme nous autres hommes,
Sait beauconp, pens/, acquiert,
Et pourrait l'emporter sur certains gentilshommes...
Mais à quoi tout cela lui sert!
Comme nous il devient la dupe
Du premier aigrefin qui flatte son orgueil:
Ou nous promet monts d'or ; l'on nous jette un linceuil.
Coupons court; du baudet la question m'occupe.
Mons Jacques lui répond:
« A quelques pas d'ici nous attend la victoire ;
Vole à la gloire!
Sur ton courage j'ai fait fond.
Je ne veux plus d'esclave;
Si tu combats en brave
Je t'affranchis, tu vis en liberté ;
Tu deviens gouverneur d'une grande cité.
— Seigneur, que faut-il faire ?
Je sais ruer et je sais braire. »
— Bravo! sois patient. »
Or le soleil quittait les plages d'Orient :
Du joyeux moissonneur la simple chansonnette
S'unissait aux accords
De la douce musette ;
Ces chants portés au fleuve expiraient sur ses bords.
Tandis que les épis tombent sous la faucille,
Le père de famille
Chasse dans la forêt avecque ses amis,
Loin du logis.
Coupable imprévoyance!
L'ennemi guette le butin,
Jacques sonne le tocsin...
Dieux ! voyez accourir la ruineuse engeance
Des loups et des renards, des panthères, dc< ours,
Animaux affamés et dont l'aveugle rage
Ne respire que sang, ne vit que de carnage,
Horde qu'on voit toujours
Dans les calamités publiques
Tout renverser, au nom de cent lois chimériques...
Le castel du seigneur est pris au dépourvu:
On pille, on démolit, on brûle, on assassine...
Et, comme il l'avait prévu,
Le conquérant en souverain domine.
Le lendemain de ces horreurs
(Notre âne ayant rempli son rôle);
Voici que notre drôle
Veut sa part du butin comme aussi des honneurs.
Seigneur Jacques sourit: « Maître sot que vous êtes,
Vous n'assistez à mes conquêtes
Que pour traîner le fardeau :
Reprenez votre bât, ou d'un brin de bouleau
Je vais caresser votre échine :
Il serait beau qu'une telle vermine
S'en vint souiller ma gloire et partager mon sort !
Insensé! reconnais l'empire du plus fort. »

Peuple de l'Arcadie,
A notre sort ne porte point envie :
Tu n'es pas seul le jouet d'un brigand...
Petits : ne servez point l'ambition d'un grand.

Livre III, fable 2




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