Le Riche et le Pauvre Ignacy Krasicki (1735 - 1801)

Un de ces malheureux, au corps maigre, au teint blême,
Dont l'unique fortune est au bout de leurs bras,
Qui demandent du pain et souvent n'en ont pas,
Pour qui toute l'année est un triste carême,
Un Pauvre, contemplait un Seigneur gros et gras.
« O mortel fortuné ! disait-il en lui-même,
Que ton sort est rempli d'appas !
Tu cueilles sans effort les roses de la vie,
Et les épines sont pour moi !
Du destin l'inflexible loi
Me condamne à sécher de besoin et d'envie,
Quand tout abonde autour de toi!
Libre de soins, d'inquiétude,
Du plaisir lu fais ton étude ;
Pour toi la fortune ouvre une prodigue main,
Et la crainte du lendemain
Jamais ne vient troubler le repos de ton âme.

Ainsi disait le Pauvre à sa douleur livré.
Arrive un intendant, il est tout éploré :
Il annonce au Seigneur qu'une indomptable flamme,
La veille, a consumé son superbe château,
Et que les ravages de l'eau
De ses champs, de ses prés ont détruit l'espérance...!
Le Seigneur, atterré par ce récit affreux,
Accuse avec fureur son destin rigoureux ;
Son sang se précipite, il bouillonne, s'élance,
Abandonne le cœur, assiège le cerveau ;
Et le Richard, frappé d'apoplexie,
Sur la terre aussitôt est renversé sans vie...
Le Mendiant s'émeut à ce triste tableau ;
Il réfléchit. Bientôt l'appàt de l'héritage
Attire, d'héritiers un cortège nombreux.
Des dépouilles du mort, pendant un mois ou deux,
On se dispute le partage;
On en vient aux procès. La Chicane aux longs doigts
Accumule exploits sur exploits;
L'Huissier, le Procureur, l'Avocat, le Notaire,
De la succession dévorent les trois quarts ;
Il reste aux héritiers quelques débris épars,
Qu'ils partagent, enfin, avec tin légataire.

Le Pauvre avait tout vu. D'étonnement frappé :
« Eh quoi ! dit-il, me serais-je trompé ?
Le bonheur n'est donc pas au sein de l'opulence,
Ni mon destin si fâcheux que l'on pense ?
Vois-je le feu dévorer ma maison ?
Vois-je les eaux détruire ma moisson ?
Pour moi, point d'héritiers qui, de ma mort avides,
Sur mes biens,en espoir, portentleurs mains cupides!
J'ignore la chicane et ses obscurs détours;
Son souffle empoisonné n'altère point mes jours.
Je dors sur un grabat, mais j'y dors d'un bon somme;
Je vis à la journée, et souvent Dieu sait comme !
Mais du pain me suffit et me rend satisfait.
Si j'ai peu de plaisirs, aussi j'ai moins de peines.
Sachons donc étouffer nos doléances vaines :
Car tout est pour le mieux, si tout n'est point parfait ;
Un sage nous l'a dit : Dieu fait bien ce qu'il fait ! »

Livre III, fable 6




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