Dans un délicieux Eden,
Souriant séjour de Pomone,
Un doyenné blanc, fier, hautain,
Étalait au soleil la splendide couronne
De ses fruits dorés et vermeils ;
Ils étaient beaux : il était père,
Lors il les trouvait sans pareils.
Il avait pour voisin, un frère,
Le doyenné galeux, qu'il eût voulu bien loin,
L'amour-propre est sans cœur ! - Indigne de ta race,
Dit-il, son déshonneur, va-t-en, fuis, fais-moi place,
Et porte ailleurs ton fruit contrefait et malsain.
D'où vous vient cet orgueil ? Lui répondit son frère ;
Pourquoi cette grande colère ?
Pour nous prouver apparemment que les grâces extérieures
N'impliquent que bien rarement
Les qualités intérieures.
En effet votre poire, à l'éclat enchanteur,
Si superbe et si dédaigneuse,
N'a vraiment qu'une chair fade, lâche, pâteuse
Et malgré sa grande fraîcheur...
- Assez, reprit l'orgueilleux frère,
Rapportons-nous au goût de la belle fruitière,
Depuis déjà longtemps témoin de ces débats :
Sans doute elle saura bien juger cette affaire.
- « Horreur ! » Tout aussitôt s'écrira la fruitière,
Traiter d'une telle manière
Le beau donyenné blanc qui vaut le chasselas,
Traiter ainsi ses belles filles.
Dignes de la table des Dieux,
Cela sied bien à vous le pelé, le galeux,
Aux fruits tous déformés, laids comme des chenilles.
- L'intérêt t'étourdit, lui répondit soudain
Le doyenné galeux : on le voit certes bien,
Chacun sait la bonne et reçoit vos homages.
Comme ils contredisaient, un amateur survint,
On le prit pour arbitre ;
Entre les litigants sa sentence intervient :
C'était à juste titre
Qu'il était réputé, gourmet fin, délicat ;
Il devait être jute, il ne fut qu'avocat.
Je m'étonne fort vain l'éclat extérieur,
De beau doyenné blanc le fruit est indigeste
Quand celui de son frère est tout plein de saveur ;
Voyez cette peau fine et cette chair serrée
Qui flatte l'odorat d'un encens spécial,
Qui juteuse et sucrée,
Se fond dans le palais comme un fruit tout royal :
De plus durant deux mois (grâce providentielle !)
Elle peut, de l'été, braver l'ardeur mortelle :
Traitez ce doyenné de pelé, de galeux,
Pour moi je le soutiens noble et signe des Dieux
La sentence est inique,
Cria le condamné, je vais former appe
En cour des jardiniers ; j'aurai là ma réplique ;
Je n'y saurais subir un arrêt plus cruel.
En cour des jardiniers la cause est entendue :
Après de solenels débats
La sentence enfin fût rendue :
Entre ne disputez pas,
Avec étonnement on vous voit adversaires,
Dirent les juges souverains,
Vous êtes au pays tous les deux nécessaires ;
N'êtes-vous pas dans les jardins
Tous les deux des arbres d'élite ?
Chacun de vous a son mérite :
A qui cherche l'éclat, la grâce et la beauté,
Avantage charmant en vain apparence,
On donne le doyenné blanc
Qui relève un dessert de sa magnificence
Du fin gourmet, du vrai friand,
Le bon doyenné fait l'affaire.
Hors de cour donc chaque adversaire,
Entre vous dépens compensés.
Que de tels arrêts sont sensés ;
Que tout bon jugement est à l'ordre propice !
Mais de difficultés sont souvent hérissés
Et la science et l'art de rendre la justice :
Que de lois et de faits entre eux trop enlacés !
Le juge de la loi doit être le grand-prêtre,
Il doit être au-dessus de tous les intérêts ;
Et pour les bien régler, tous à fond les connaître.
De la justice alors on bénit les arrêts.