La Rancune de l'Ours Claude-Joseph Dorat (1734 - 1780)

Dans les montagnes de Norvège,
Certain Lourdaud prit un jeune Ours,
Bien vêtu, bien fourré, mais mourant sous la neige,
S'il n'avait eu de prompts secours.
Tremblant de peur, son nouveau maître,
Pour commencer à se faire connaître,
De cent liens charge le Jouvenceau,
Dans un cercle d'acier lui serre l'aluette,
Lui rogne un peu les dents, pour sûreté complète ;
Et lui garrotte le museau.
Après cela, vers Paris il chemine :
Sans que je le dise, on devine
Qu'il veut à son captif donner quelques talents.
C'est à danser qu'il le destine :
Car la danse aujourd'hui domine
Parmi les arts les plus brillants.
Sur ses deux piliers de derrière,
D'abord on cherche à le hisser :
Si Brunet est rétif, le nerf de bœuf opère,
Et l'invite à se redresser.
Bientôt il sait la révérence,
Puis des pliés, puis les beaux bras :
Un violon régie ses pas,
Et voilà mon Ours en cadence.

L'homme, augurant de ses succès,
Le fait entrer en diligence,

Dans une troupe de barbets
Pour tous les rôles d'importance.
Précédé de chiens en panier,
Et portant sur son dos un singe qui grimace,
Il promène sa lourde masse,
Avec la charge d'égayer
Une imbécile populace.
Brunet, au fond du cœur, était las du métier :
Il ne dit mot, il patiente ;
Mais Dieu sait, en secret, quel dépit le tourmente.

Une nuit, son Argus se trouvant pris de vin,
Avait laissé sa loge ouverte :
Il brise sa longe, il déserte,
Gravit un mur et se fraie un chemin ;
Il gagne un bois. Le tems le démuselle ;
Il se défait même de son collier,
Mais sa rancune est immortelle,
Et l'affront qu'il reçut, il ne peut l'oublier.
Par le bois qui lui sert d'asile,
Passé, après quelque temps, son grave instituteur.
Ah ! beau sire, c'est toi ! pour moi quelle douceur
De te voir dans mon domicile !
Reconnais-tu Brunet ton serviteur ?
Puis l'étouffant, à force de caresses,
Souviens-toi, lui dit-il, de tes belles prouesses,
Et du pauvre Ours dont tu fis un danseur.

IL n'est rien que n'exige, il n'est rien que ne brave
Un Despote insolent, par sa force aveuglé ;
Mais brisez les fers de l'esclave,
Et le Despote est immolé.

Livre IV, fable 14




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