Alexandre et le Pêcheur Éliphas Lévi (1810 - 1875)

Las de marcher toujours sur des trônes en cendre,
Mais écrasé d'orgueil, on nous dit qu'Alexandre,
Triomphateur captif dans l'étroit univers,
Pleurait en contemplant l'immensité des mers.
Alors un vieux pêcheur dont la rame étincelle
Au rivage en chantant ramenait sa nacelle,
Il prend du conquérant la tristesse en pitié
Et sur son banc noueux se dressant à moitié :
- Alexandre, dit-il, tu peux comme la nue
Traverser en volant cette sombre étendue,
Tu peux de tes vaisseaux, ailés comme le vent,
Heurter demain la proue aux portes du Levant ;
Puis le front tout vermeil des baisers de l'Aurore,
Aux portes du Couchant tu peux frapper encore ;
Mais quand tu cacherais, gigantesque guerrier,
Et la terre et les mers sous ton grand bouclier,
Quand tu pourrais, du monde emprisonnant la zone,
Elargir l'horizon cerclé par ta couronne,
Dans un isolement plus vaste et plus cruel,
Tu pleurerais encore en regardant le ciel !

L'impossible toujours nous étreint et nous gêne,
Et ce prince eut raison d'envier Diogène
Qui, laissant fuir l'orgueil par les trous d'un manteau,
Bornait son univers aux flancs de son tonneau.

Livre V, fable 15


Symbole :

Ne chercher l’infini que dans l’ordre intellectuel et moral. Le monde entier n’est pas assez grand pour remplir notre âme, elle a soif d’une perfection infinie, et c’est ce qui prouve assez qu’elle est immortelle. Les richesses de la terre, lorsqu’elles sont immenses, deviennent d’immenses embarras et ne satisfont jamais leur possesseur. Les grandeurs du monde sont souvent de grands désespoirs. Tout ce qui peut finir est déjà comme fini, et le vautour de Prométhée revient sans cesse agrandir le vide dans le cœur de l’homme qui est cloué au rocher du pourvoir, car, plus on est élevé au-dessus des autres, plus on est solitaire, et Dieu pèse d’un poids infini sur l’isolement de l’orgueil.


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