Cléanthe et le Passant Éliphas Lévi (1810 - 1875)

Cléanthe un jour chantait assis sous un ombrage ;
Il chantait la sagesse et les nombres vivants,
L'unité toujours fixe et les mondes mouvants,
La foudre étincelante au-dessous du nuage,
Et plus haut que la foudre, avec sérénité,
Jupiter triomphant dans son immensité.
Un passant l'écoutait, caché par le feuillage,
Et contemplait dans l'ombre avec étonnement
Ce poëte sublime accoutré pauvrement.
Il sort de sa cachette, il se présente au sage,
Devant ses pieds poudreux il étale un trésor :
- Donne-moi, lui dit-il, ton hymne et prends cet or.
- Quel est ton nom ? répond Cléanthe.
Tu veux payer mon hymne, es-tu donc Jupiter ?
- Non, je suis un ami de la muse savante,
Je suis riche, et toujours le savoir me fut cher.
- Eh bien ! garde ton or ; pour Jupiter je chante,
Et tu peux m'écouter. Le ciel sous ces rameaux
Ne fait jamais payer la chanson des oiseaux !
- Mais à la pauvreté si Jupiter te livre ?
- Je la surmonterai, je travaille pour vivre.
- Laisse-moi donc payer ton travail glorieux.
- Ce n'est pas un travail que de louer les dieux,
Et je n'accepterai ni prix ni récompense
Pour cet hymne sacré qui te semble si beau ;
Seulement, s'il te faut les soins d'un porteur d'eau,
Tu peux m'offrir la préférence.

Livre IV, fable 3


Symbole :

L’intelligence, la science, la grandeur d’âme, l’indépendance du cœur et de l’esprit, tout cela ne s’achète pas. Tous les trésors de l’Asie ne sauraient payer un vers d’Homère. La poésie n’est pas un métier, c’est une grâce divine ; ce n’est pas un patrimoine, c’est une auréole ; ce n’est pas une exploitation, c’est un sacrifice. La science est un arbre dont on ne mange pas les fruits. Du temps des apôtres, un faux mage nommé Simon leur offrit de l’argent pour obtenir d’eux les secrets du prosélytisme et de l’enthousiasme chrétien. « Que ton argent périsse avec toi, lui répondit saint Pierre, parce que tu as cru que les dons de Dieu pouvaient se marchander et se payer ! » Saint Pierre était marchand de poisson, saint Paul confectionnait des tentes pour l’armée, leur maître avait été charpentier, et Cléanthe le stoïcien, un de leurs prédécesseurs chez les gentils, était homme de peine et porteur d’eau. Son hymne à Jupiter résume les plus hautes croyances des initiés de l’ancien monde.


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