Un pauvre cygne abandonné
Tout faible et presque nouveau-né
Aux bons soins d'une cane autrefois dut la vie.
Ses nouveaux parents, les canards,
Gens bruyants et fort babillards,
Pataugeant dans l'eau trouble au gré de leur envie,
S'étonnaient de le voir, silencieux et blanc,
Lustrer avec son bec son plumage tremblant
Au-dessus de l'eau la plus pure.
- Pourquoi ne nous parle-t-il pas ?
Pourquoi dédaigne-t-il nos jeux et nos ébats ?
Puis on le harcèle, on murmure,
Les cancans vont leur train. – C'est peut-être un ingrat ;
Il fait le fier, le délicat.
S'il est un cygne, eh bien ! qu'il chante !
Le chant du cygne est fort vanté.
Or, chantez, monseigneur, vous serez écouté !
Le cygne leur répond : - Voulez-vous que je meure ?
Je ne sais chanter qu'à mon heure :
C'est quand pour la dernière fois
Je vois dormir dans l'eau le mirage des bois.
Abandonnez-moi donc, mais ; je me résigne
A chercher ma vie au hasard,
S'il faut agir comme un canard
Pour prouver que je suis un cygne.
Symbole :
Se taire est toute une science. Il faut savoir se taire en parlant, c’est-à-dire penser pour soi et parler pour les autres.
Les paroles n’ont pas le même sens pour tous : chacun entend suivant son degré d’intelligence.
C’est pour cela que certaines vérités d’un ordre élevé seraient des mensonges pour les âmes basses.
Ne jetez pas les perles devant les pourceaux, disait allégoriquement le Christ, car ils les fouleraient aux pieds et ils se retourneraient contre vous pour vous mordre.
Parmi les bêtes il en est d’inoffensives et de féroces, mais les bêtes féroces de l’espèce humaine entraînent et excitent à nuire les bêtes inoffensives.
Il ne faut pas se livrer aux bêtes. L’art de se taire c’est l’art de cacher la vérité sans mentir.
- Et comment cela ? Est-ce à l’aide des restrictions mentales ?
- Non certes, car les restrictions mentales sont de doubles mensonges. Celui qui en fait usage ment à son prochain et se ment à soi-même pour se persuader qu’il ne ment pas.
Si le monde devait être sauvé par un mensonge, mieux vaudrait laisser périr le monde que de mentir, a dit saint Augustin.
Mais dire la vérité lorsqu’on est sûr que cette vérité sera mal comprise c’est mentir ; voilà ce qu’il est important de bien entendre.
Dites à des méchants que Dieu ne saurait s’irriter et qu’il pardonne toujours : ils se croiront autorisés au mal, vous aurez nié pour eux la justice divine ; vous aurez menti.
Dites-leur que le mal absolu ne saurait exister, et que le mal relatif tourne au triomphe du bien comme l’ombre sert à la manifestation de la lumière, ils croiront que vous faites l’apologie du mal et ils vous jetteront la pierre afin de se donner la gloire d’être les défenseurs désintéressés du bien.
Le silence absolu n’est pas toujours un bon moyen de se taire. Il est des circonstances où ne rien dire c’est parler.
Il serait quelquefois plus prudent de parler pour ne rein dire.
Mais tel ne saurait être le procédé du sage, il respecte la parole et ne la profère jamais en vain.
Le grand secret c’est de deviner la langue intérieure de celui à qui l’on parle et de lui parler cette langue en lui disant seulement ce qu’il peut supporter de la vérité.
Tout peut être dit à tous, mais la science de bien dire est l’art d’adapter l’expression aux différents degrés de la hiérarchie des esprits.
Les choses naturelles se disent ; les choses surnaturelles se devinent.
Les choses spirituelles ne sont entendues que des gens d’esprit.
Les canards de notre fable ont tort de vouloir forcer le cygne à cancaner comme eux, et notre cygne a raison de se taire, puisqu’il ne sait pas leur langage. Mais le sage, au lieu de rester muet comme le cygne, doit apprendre la langue du vulgaire et parler comme tout le monde, afin de cacher même la dignité de son silence.