Deux parleurs qui tous deux auraient pu faire un sage,
Un mystique, un épicurien,
Disputaient, comme c'est l'usage,
Sans venir à se prouver rien.
- L'âme est tout, disait le mystique ;
Par une chaîne sympathique
Dieu toujours l'entraîne après lui.
Le corps n'est qu'une prison sombre ;
Et quand sa forme, comme une ombre,
Devant la lumière aura fui,
Notre âme pure et dégagée,
Dans l'éternel esprit plongée,
S'abreuvera d'immensité,
De science et d'éternité.
Dans le néant qui doit le prendre,
Laissons donc notre corps descendre,
Sans jamais lui rien accorder
De ce qu'il ose demander.
Le péché lui revient, qu'il pleure !
La mort est son œuvre, qu'il meure !
Qu'il soit anéanti ! – Fort bien,
Disait alors l'épicurien.
Mais du jour la divine flamme
La verrais-je les yeux fermés ?
Par mes sens je comprends mon âme,
Par eux mes désirs sont formés ;
Ma pensée est la quintessence
Des fleurs, des fruits mûrs et du vin.
Le plaisir est l'esprit divin
Qui me révèle l'existence.
Me perdre dans l'immensité
N'est pas un bonheur que j'envie ;
J'aime mieux jouir de la vie
Pendant toute l'éternité.
Si pourtant il faut que je meure,
Pourquoi voulez-vous que je pleure ?
Je veux rire jusqu'au trépas ;
Après je ne sentirai pas
Si ma destinée est cruelle,
A moins qu'une forme nouvelle
Ne me rende capable encor
De presser la grappe arrondie
Dans ma bouteille rebondie
Et de broyer les épis d'or.
Buvons, mangeons, c'est la sagesse ;
Noyons le chagrin dan l'ivresse ;
Vivons, et qui vivra verra,
Le temps entre nous jugera.
- Oui, le temps jugera, répondait le mystique
Avec un accent prophétique
En roulant des yeux menaçants.
Serviteur de ton corps, esclave de tes sens,
L'ange déjà tire son glaive
Pour trancher la fin de ton rêve.
Comme tu dis : le temps viendra,
Le temps entre nous jugera !
En attendant, vis à ton aise.
Le temps vint en effet : la mort creusa son trou
Pour les deux disputeurs. L'un d'eux mourut obèse,
Idiot et goutteux. – Mais l'autre ?... Il mourut fou.
Ame sans corps et corps sans âme,
Feu sans bois et foyer sans flamme,
Adorer ou brûler soi-même sa maison,
Qu'est-ce donc tout cela ? – Des rêves sans raison.
Symbole :
Ici se résume toute la science de notre quatrième livre. La grandeur du sage consiste dans la parfaite modération et dans cette justesse d’esprit qui fait la justice de la vie.
Deux forces contraires, celle des aspirations et celle des besoins se disputent l’empire de l’homme. L’harmonie résulte de l’analogie de ces contraires. Cette harmonie se produit par l’équilibre ; tout ce qui tend à rompre cet équilibre, qui est le sceptre du libre arbitre, entraîne l’homme à la suite de la passion fatale, soit vers la démence de l’esprit, soit vers la corruption de la chair.
Cette modération parfaite, donnant à la vie extérieure une grande simplicité, échappe à l’appréciation du vulgaire. La foule n’admire que les excès, elle se prosternera devant un fakir qui passe des semaines entières sans rien manger ou qui se tient sur un seul pied pendant des journées entières ; elle écoutera comme des oracles les divagations d’un extatique ou d’un somnambule ; elle voudrait voir se produire des désordres dans la nature pour crier au miracle. Il lui faut des notes fausses dans le concert de Dieu pour qu’elle croie à l’harmonie.
Le sage, au contraire, sait que les prodiges s’expliquent par les lois exceptionnelles de la nature ou plutôt par des applications exceptionnelles des lois générales, et il croit à la sagesse divine malgré les prétendus prodiges.
Le miracle éternel, c’est l’enchaînement harmonieux des êtres, c’est le mouvement intelligent qui produit et renouvelle la vie, c’est la Providence arrivant toujours à ses fins, c’est la pensée immortelle qui fait planer l’espérance sur les tombeaux.
Le miracle c’est la raison suprême qui triomphe à la fin de toutes nos folies et qui sauve la religion malgré les croyants fanatiques et les imbéciles sectaires.
Le miracle c’est le progrès qui poursuit sa marche, c’est la vie qui fleurit toujours, c’est l’être qui produit sans cesse et qui ne s’épuise jamais.