L'Esprit, la mémoire et le Jugement Nicolas Grozelier (1692 - 1778)

Tout est du ressort de la Fable,
Les plantes et les animaux,
Les facultés de l'âme et les êtres moraux :
Chacun y fait un rôle convenable.
Qu’importe qui ce soit, dès que nous en tirons
De solides avis et de sages leçons ?

Un jour l'Esprit et la Mémoire
Se disputèrent vivement
À qui des deux aurait la gloire
De régner souverainement
Sur toute humaine nature :
Pour abréger la procédure,
Ils choisirent heureusement.
Pour arbitre le Jugement.
L'Esprit fit un long étalage
De ses rares talents, de son utilité
Pour les Savants et la société.
Sans l'Esprit, disait-il, que ferait un ouvrage ?
On dormirait à chaque page.
Si mon sel ne l'assaisonnait.
Dans les Cercles on baillerait ;
La conversation y serait ennuyante,
Si je ne la rendais enjouée et brillante,
Et si mon feu ne l'animait.
Je fais aujourd’hui la fortune
De nos plus célèbres Auteurs,
Historiens , Poètes, Orateurs.
Sans l'Esprit, au Théâtre une pièce est commune,
On me veut au Barreau. Je brille en tout écrit,
Et jusques dans la Chaire, on court après l'Esprit.
Que peut opposer la Mémoire
A ces avantages certains ?
Prétendrait-elle encor balancer de mes mains ?
Vous vous en faites trop accroire,
Lui dit-elle ; tout votre appui
Se fonde uniquement sur le goût d'aujourd'hui.
Mais consultons les faites de l'Histoire,
Vous verrez si l'Esprit fait seul les vrais Savants.
De combien de faits importants,
De langues, d'arts ; de connaissances,
Les gens amateurs des sciences
Doivent-ils orner leurs talents ?
N'est-ce pas par mes soins que leur heureux génie
Acquiert tout ce vaste savoir
Et que de ces efforts leur téte est enrichie ?
Je les tiens en dépôt comme en un réservoir,
Qui toujours se remplit et jamais ne s'épuise,
Je soutiens, j'embellis la conversation :
Je la rends instructive, intéressante, exquise
Et plus que vous j’y suis de mise.
Convenez donc que sans prévention
Je l'emporte sur vous avec distinction,
Et que la palme m’est acquise.
Cessez, leur dit alors le sage Jugement,
De disputer la préférence :
Faites plutôt une douce alliance
Et vous regnerez sûrement.
Mais voici, ce me semble, un juste arrangement ;
Unissons-nous tous trois, si vous voulez me croire :
Par ce triple lien, chacun sera plus fort.
Pour former un parfait accord,
Il faut le Jugement, L'Esprit et la Mémoire.

Livre I, fable 12




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