Le Voyageur et le Gourmand Éliphas Lévi (1810 - 1875)

Je ne suis point jaloux des plaisirs de la table ;
D’un vivre plus frugal le corps se trouve mieux,
Et l’esprit peut avec les deux
S’asseoir au banquet de la Fable.
On dit que le peuple allemand
En juge un peu différemment.
Et pourtant je ne saurais croire
Ce que naguère en a conté
Un voyageur. Voici l’histoire :
Passant par un beau jour d’été
Au bord du Rhin, près d’une treille,
Il vit un Allemand, bien en point, gros et gras,
Seul à table et sans altereas,
Fêter également l’écuelle et la bouteille.
L’an suivant, notre voyageur
Retrouve au même endroit le même gros mangeur :
- Oh, oh ! dit-il, le fait va paraître incroyable ,
Et pourtant cet homme est à table
Depuis l’an dernier : je l’ai vu !
Un autre eût supposé qu’il était revenu,
Mais que devenait la merveille ?
Par une aventure pareille
La Fontaine a passé sans manger, le front nu,
Jadis une journée entière
Sous un arbre changé par la pluie en gouttière.

Le vrai nous paraît ennuyeux,
Le mensonge est plus poétique :
Nous aimons tous le merveilleux
Et nous craignons ce qui l’explique.

Livre I, fable 14


Symbole 14 :

Si l’amour du merveilleux n’était pas chez la plupart des hommes le goût de l’absurde, il se convertirait en amour de la nature : mais la nature est soumise à des lois, elle proportionne les effets aux causes, et voilà ce que notre imagination déréglée ne veut pas. L’autorité de la raison étant la plus inflexible des autorités, notre penchant à l’anarchie se fatigue de la raison, et nous croyons plus volontiers à un Dieu capricieux qu’à un Dieu juste. Entre capricieux, en effet, on peut s’entendre. On peut fléchir un despote par des dons ou par des bassesses ; mais la justice ! Quelque chose de flexible comme une proportion mathématique, quelle miséricorde en espérer ? Avec elle on est forcé d’être juste, et c’est ce que nous ne voulons pas.

Dieu fait tout avec le nombre, le poids et la mesure, dit l’Ecriture sainte, et nous comprenons mal sa bonté si nous la séparons de sa justice qui est aussi sa justesse. Nous avons beau faire en mathématiques des erreurs plus ou moins volontaires, si nous comptons mal, la nature compte bien, la souveraine raison ne s’émeut pas de nos folies, ce qui est injuste sera éternellement injuste, la vérité ne transige pas avec l’erreur.


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