Les Voyageurs et les Bergers Éliphas Lévi (1810 - 1875)

On m’a conté qu’un sage de l’Asie,
Avec un seul disciple, un jour,
Du monde commença le tour.
La route qu’il avait choisie
Les égara tous deux en pays étranger.
Un soleil desséchait la verdure.
Ils firent la rencontre alors, par aventure,
D’une bergère et d’un berger,
L’un presque nu, l’autre bien mise,
L’un couché de son long, l’autre sur l’herbe assise ;
La bergère filant, l’autre presque endormi.
Le sage lui dit : - Mon ami,
Montre nous la route certaine
De la ville la plus prochaine ;
Nous sommes égarés. – Le berger paresseux,
Entr’ouvrant à peine les yeux,
Fait un signe puis se détourne,
Et pour mieux dormir se retourne.
Mais la bergère se levant :
- Les routes se croisent, dit-elle,
Mieux vaut avoir un guide. Elle marche devant,
Joyeuse, diligente et belle ;
Puis, quand les voyageurs sont dans le bon chemin,
Lestement elle se retire,
Se retournant pour leur sourire
Et saluant avec la main.
- Maître, dit le disciple au sage,
Cette fille au si doux visage,
Et si pleine de charité,
Trouvera-t-elle dans ce monde
Le bien qu’elle aura mérité ?
- Du ciel la sagesse est profonde,
Répond le maître ; en vérité,
Je te dis que cette bergère
Si gentiment hospitalière,
Epousera le paresseux
Qui dédaignait d’ouvrire les yeux.
- Oh ! que dites-vous là, mon maître !
Nommez-vous cela du bonheur ?
- Sans doute, car elle doit être
Pour lui plus douce qu’une sœur,
Plus indulgente qu’une mère :
Ainsi notre aimable bergère
Aura le paradis du cœur.

A toucher toute somme est bonne
Au comptoir des banquiers du jour :
Mais à la banque de l’amour,
Le plus riche est celui qui donne.

Livre I, fable 15


Symbole 15 :

Cette touchante et profonde parabole qui contient tout le génie du christianisme, est empruntée aux légendes rabbiniques. Elle était digne de figurer dans les Evangiles et le héros de la légende devait être le Christ lui-même. Voilà une théorie de l’amour que n’ont devinée ni M. Michelet ni les autres écrivains de notre temps qui ont divagué sur l’amour. On pourrait dire que l’amour, comme la lumière créatrice qui le produit, se révèle par deux forces contraires, il est absorbant ou rayonnant. L’amour absorbant n’est que l’amour négatif ; c’est pour l’âme un enfer lorsqu’il ne rencontre pas l’amour rayonnant, car c’est alors une nuit sans espérance et sans étoiles, c’est une soif de Tantale, c’est la faim insatiable d’Erésichthon ; mais l’amour rayonnant est comme le soleil, sa vie est de s’échauffer et d’éclairer, mais il rayonnerait encore quand même il serait seul. Est-ce que le soleil s’éteint lorsqu’il est quitté par les comètes qui viennent boire ses splendeurs et qui s’empressent ensuite de s’éloigner pour briller seules ? L’amour rayonnant ressemble à la tendresse de la mère qui ne s’épuise jamais, soit que ses enfants la quittent, soit qu’ils reviennent, soit que de nouveaux enfants lui soient donnés pour
partager son lait et son amour. Deux choses sont ordinairement nécessaires dans les habitudes vulgaires pour faire du feu ; il faut du feu et il faut du bois ; il en est de même en amour, il y a des cœurs de feu et des cœurs de bois. Les premiers aiment toujours et vivent de leur amour, les seconds en meurent.


Commentaires