La Pomme mûre et les trois hommes Éliphas Lévi (1810 - 1875)

Trois hommes différents, un prêtre,
Un poète, un juif brocanteur,
Par un jour de grande chaleur,
S’étaient assis sous un vieux hêtre.
Près d’eux était un pommier nain
Qui n’avait qu’une seule pomme,
Mais à la hauteur de la main,
Mûre, vermeille et telle, en somme,
Qu’on se figure en paradis
Le fruit séduisant dont jadis
S’affrianda le premier homme.
Tous trois l’ont vue en même temps,
La partager serait dommage.
- Tirons au sort, dit le plus sage.
- Comment ? – Dormons quelques instants,
Puis nous nous dirons sans mensonge
Ce que chacun de nous en dormant rêvera :
Et la belle pomme sera
Pour qui fera le plus beau songe.
Ainsi dit, ainsi fait, nos gens
Ferment tous les trois la paupière :
Un seul ne dormit pas. Les autres imprudents
Rouvrent les yeux à la lumière :
- Moi j’ai rêvé que j’étais Dieu,
Dit le poète au juif qui souriait sous cape.
- Moi, j’ai rêvé que j’étais pape,
Dit le prêtre, et tous deux vous tombiez dans le feu.
- Moi, reprend d’un air hypocrite
Le brocanteur israélite,
Je n’ai pas dormi : j’avais faim,
Le beau fruit était sous ma main ;
J’ai pensé que j’étais tout simplement un homme,
Et ma foi j’ai croqué la pomme.

Bonne leçon pour vous qui, de vérités las,
Dormez pour choisir vos mensonges,
Et qui, pour bien user des choses d’ici-bas,
Attendez l’oracle des songes.

Livre I, fable 16


Symbole 16 :

Cette légende est tirée du Talmud.
La philosophie occulte est fondée sur le réalisme et sur le positivisme les plus absolus.
Elle ne croit pas aux rêves ; elle croit à la réalité des hypothèses nécessaires d’après la science de ce qui est.
Elle ne tue pas le sphinx qui représente les forces fatales de la vie, mais elle le fait servir au triomphe de l’esprit.
Elle ne nie pas les besoins : elle veut qu’on les satisfasse sans les dérégler et sans s’y asservir.
Les besoins sont de deux ordres : ceux de l’esprit et ceux du corps.
Il faut à l’esprit la vérité et la justice ; au corps, il faut le développement et la vie. Elle explique les lois nécessaires de l’équilibre et enseigne la voie droite qui nous soustrait à l’action et à la réaction des contraires.
L’homme livré à la vie animale et satisfaisant uniquement les besoins de son corps atrophie son esprit ou en exagère tellement les besoins que la soif d’idéalisme le précipitera bientôt dans les superstitions les plus extravagantes et les plus bizarres. L’homme qui sacrifie le corps à l’esprit atrophie ses organes physiques, déprave son cerveau et tombe bientôt dans la folie qui le met au-dessous de l’animal.
L’homme n’est ni une bête ni un ange. S’il veut faire la bête, il est flagellé par les anges ; s’il veut faire l’ange, il devient bête.
« Il faut cultiver notre jardin », dit l’auteur de Candide ; et ici, sans le savoir, Voltaire est d’accord avec la bible. Dieu, dit la genèse, avait placé l’homme dans un jardin pour qu’il le cultivât sans toucher à l’arbre de la science. Mais l’homme, entraîné par la folle imagination de la femme a voulu être Dieu, et Dieu l’a revêtu d’une peau de bête en l’envoyant fouir et défricher la terre.
Plus heureux s’il se fût contenté des pommes du pommier sans toucher aux fruits fantastiques de l’arbre du bien et du mal !


Note personnelle : Même si brocanteur se trouve être le plus honnête des trois, pourquoi diable a-t-il besoin d'être juif ? Il n'a même pas besoin d'être brocanteur...


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